— On sait de qui il s’agit ?
— Absolument pas.
Grimbert s’éloigne. Luc le salue et se tourne vers son interne.
— Cours chercher une fiche BFCRS dans mon bureau, on va passer en revue les vingt-deux points d’éval, puis on le montera au premier, à Deniker. On va le placer en observation encore vingt-quatre heures avant d’attaquer le test au Rivotril. Appelle aussi une infirmière, on en profitera pour le raser et lui couper les cheveux, on y verra plus clair.
Luc file à présent vers l’accueil. Il accélère. Courir dans les couloirs, monter, descendre, croiser, rencontrer, diagnostiquer, rassurer… S’user à la tâche, avec ce sentiment d’importance de tenir un rôle dans ce microcosme dont la plupart des gens, dans la rue, se fichent et ignorent l’existence.
L’accueil, point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur. Les deux, trois électrons qui gravitent sans but précis avec des poches violacées sous les yeux, le tee-shirt hors de leur survêtement trop court, Luc ne les voit même plus. Ils font partie du décor.
Il pénètre dans un bureau, à droite de l’entrée. Julie Roqueval vient d’arriver. Luc sent son cœur se serrer, comme chaque fois. Elle ressemble beaucoup trop à sa femme, par son physique et sa manière de se déplacer. Et puis, par les intonations de sa voix, parfois. C’est un bonheur et un calvaire de la voir. Pourtant, il le faut. Roqueval, c’est la petite flamme d’espoir pour des patients souvent perdus et incapables de se défendre.
— Bonjour, Julie.
— Luc…
Elle lui répond avec son éternel sourire. Les yeux vifs, les sens en éveil, on dirait que, constamment, elle sonde son environnement, comme Anne. Depuis la mort de son épouse, ce sont un peu toutes les femmes du monde qui lui ressemblent.
Luc lui propose un café. Elle choisit un décaféiné cette fois, Luc opte pour ce qu’il y a de plus fort : un court serré.
— On a récupéré votre homme.
— Je sais, c’est la raison de ma présence. Alors ? Un diagnostic ?
— Soupçon de catatonie. Et vous, vous avez du neuf ? Vous avez pu enquêter un peu ?
— Identité inconnue. J’ai fait un tour du côté des établissements administratifs — poste, mairie, Trésor public. Il ne semble pas venir d’Illies, ni même des alentours. Pas de témoins quant à la manière dont il est arrivé à l’abri de bus. Ça reste un grand mystère… Qu’est-ce qu’on fait ? On contacte l’IJ [4] Identité judiciaire.
pour un relevé d’empreintes ?
Luc acquiesce.
— Je m’en charge… Vous avez eu le bon réflexe, avec lui.
Julie apprécie le compliment.
— Disons que j’essaie de bien faire mon travail. Et d’aller un peu au-delà, parfois.
— C’est bien d’aller au-delà.
Luc jette son gobelet vide et plonge ses mains dans les poches de sa blouse.
— Demain, on va faire le test au Rivotril, un benzo capable de lever temporairement la catatonie. Normalement, il retrouvera sa capacité de parler, on pourra alors lui poser des questions. Si, évidemment, la maladie mentale qui se cache derrière nous y autorise. Soit on a affaire à un trouble psychique qui s’apparente à un gros rhume et on le soignera rapidement, soit… on se heurte à un mur.
Julie aussi jette son gobelet à la poubelle. Luc ne peut s’empêcher de l’observer. Chaque courbe, chaque détail de sa silhouette. En se retournant, elle surprend son regard. Gênée, elle fouille alors dans son sac en toile, en sort nerveusement un chewing-gum au citron et en propose un à Luc, qui refuse.
— On n’a pas des métiers faciles pour arrêter de fumer, confie-t-elle avec un besoin évident de détendre l’atmosphère. Ici, à Freyrat, j’ai l’impression que tout le monde fume. Patients, internes et surtout les psys.
— On est tous addict à quelque chose. L’addiction, c’est un peu un moyen d’évacuer nos propres fantômes.
Ils se dirigent vers l’accueil. Luc récupère un bulletin d’admission auprès de la secrétaire et sort un bic de sa poche de devant. Il se concentre sur sa feuille et en remplit les lignes vierges. Julie se rapproche et lui tend une photo du catatonique.
— Je l’ai prise aux urgences. À agrafer dessus, si vous voulez. Histoire de donner un visage à monsieur X. On faisait ça à Béthune, dans l’infanto-juvénile. Bon, il faudrait en prendre une plus récente, quand vous l’aurez coiffé et rasé, mais en attendant…
Luc s’empare du cliché.
— Moi aussi je photographie mes patients. Ceux du privé… quand ils acceptent, évidemment. Vous travailliez auprès des enfants ?
— J’ai toujours aimé leur contact. Et puis, tous les enfants sont innocents à l’origine, ils ne contrôlent pas ce qui leur arrive.
— Et pourquoi vous êtes-vous finalement tournée vers les adultes ?
Les doigts de Julie se serrent sur son sac à main.
— C’est… une grossesse, qui a mal tourné.
— Je suis désolé.
— C’est du passé.
Un silence. Julie observe brièvement ses courts ongles vernis, sans trouver de nouveau sujet de conversation. Simplement parce qu’elle n’a rien à dire, ou qu’elle a peur de ce qu’elle pourrait prononcer. Faute d’inspiration, elle se remet à parler du patient catatonique :
— Dites, concernant notre homme, vous n’avez pas constaté de plaies particulières ?
— À priori , non. Pourquoi ?
— Il y a quelque chose de très troublant. Venez avec moi jusqu’à ma voiture, deux secondes.
Elle se dirige vers la porte automatique de l’entrée, les épaules droites et le dos légèrement creusé. Luc abandonne la feuille d’admission sur le comptoir et la suit. Bon Dieu, cette démarche, cette façon de poser un talon devant l’autre, de fendre l’air. Luc serre les mâchoires, c’est pour cette raison qu’il n’aime pas la rencontrer, il ne veut plus ressentir ce qu’un homme seul ressent dans ce genre de situations. De l’attirance…
L’air frais lui frappe le visage, ses cellules réclament de l’oxygène, et son esprit une clope. Il en profite pour se griller une Camel tandis que Julie appuie sur le bouton d’ouverture du coffre.
— Vous ne devriez pas fumer devant moi, docteur. J’essaie d’arrêter.
Luc retire sa clope de ses lèvres d’un geste vif, l’éteint du bout des doigts et la glisse dans sa poche.
— Oh, excusez-moi.
Elle dévoile un sourire très gracieux.
— Je disais ça pour rire. De toute façon, je sens que je vais bientôt craquer. Pas possible autrement.
Elle se penche vers le coffre et en sort une couverture empaquetée dans un grand sac en plastique.
— Je l’ai récupérée à Salengro, il la portait sur lui, à l’abri de bus.
Luc considère son interlocutrice d’un air neutre. Il se frotte les bras pour lutter contre la fraîcheur du matin.
— Et alors ?
L’assistante sociale déplie doucement la couverture couleur sable, traversée de fines rayures bleues. Le psychiatre fronce les sourcils en considérant plusieurs marques sombres sur la laine.
— De la terre ?
— Je pense plutôt à du sang. La terre ne s’incrusterait pas ainsi.
Elle manipule la couverture pour lui montrer d’autres taches. Luc les observe de près.
— Cela n’a pas vraiment la couleur du sang. Bien trop foncé.
— Il s’est probablement dégradé très vite à l’air libre. Coagulation, ou un truc dans le genre.
— Même en se dégradant, il ne deviendrait pas si noir.
Julie aussi se frotte les bras pour tenter de se réchauffer, l’air est particulièrement sec ce matin, il pique. Luc avait l’habitude de glisser sa main derrière la nuque d’Anne quand elle frissonnait, et de lui masser délicatement les vertèbres.
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