— Ah bon… Je suis désolé.
Elle frôle la nappe à carreau avec son pouce.
— Si seulement on pouvait arrêter de me dire : « Je suis désolé. »
— Très bien, je retiens la leçon, je ne m’excuserai plus. Bon, pour t’expliquer très vite, ici, si tu veux, c’est la maison du bon Dieu. J’accueille des réfugiés, qui viennent d’autres pays pour bosser en Angleterre. Enfin, je ne les accueille pas… Nous sommes en octobre, donc d’un point de vue légal, d’ici quelques jours, je viendrai en assistance aux personnes en danger. Ça sonne mieux, ça empêche surtout les flics de me tomber dessus et ça me laisse libre de mes mouvements.
Alice se lève soudain.
— Écoutez, je… Il faut que vous m’aidiez à retrouver Samson. Je dois comprendre ce qui s’est passé pendant ces deux jours.
Luc Graham n’arrive pas à se détacher d’Alice, même ici, dans son bureau de l’hôpital. Tout s’est tellement accéléré dans la psychothérapie, ces dernières semaines. Après sa consultation avec Corinne, la malade phobique du sang et des aiguilles, il n’avait qu’une envie : naviguer dans le cerveau complexe de sa jeune patiente, s’imprégner de sa voix, comprendre, avancer. Assis sur sa chaise, il ferme les yeux et actionne un petit magnétophone qu’il garde dans son tiroir. Cassette numéro quatorze.
— Parlez-moi de ce cauchemar récurrent, Alice.
— Je suis plaquée contre un mur de pierres, jambes et bras écartés. Nue et attachée par des chaînes, avec des anneaux métalliques aux poignets. Le mur s’étire de chaque côté, à l’infini. Ça ressemble à une geôle du Moyen Âge. J’ai froid, j’ai faim. J’ai soif. Il y a un gros serpent qui remue sur le sol, devant moi. Il écarte ses mâchoires pour plonger dans la cicatrice sur mon ventre. J’essaie de hurler, mais je ne crache que de petites bulles silencieuses, que mon père s’amuse à faire éclater entre ses doigts en souriant. Mon père flotte légèrement au-dessus du sol, sous deux grosses poutres qui forment un X.
— Ces poutres, elles sont dans votre cellule, ou à l’extérieur ?
— Je… Je crois qu’elles sont à l’intérieur. Dorothée, elle, se dresse devant la porte avec des barreaux, elle bloque l’issue avec ses deux bras écartés et échange des sourires complices avec mon père. Mirabelle se tient dans l’alignement de son épaule droite, immobile.
— Vous pouvez me décrire Mirabelle ?
— Elle habite loin, derrière la colline.
— Vous êtes déjà allée là-bas, chez elle ?
— Non. Pourquoi j’y serais allée ?
— Décrivez-moi Mirabelle.
— Elle est rousse, avec les dents qui se chevauchent et de petits yeux noirs. Elle caresse les cheveux d’un petit garçon, il s’appelle Nicolas, il a une croûte au genou, il est timide et peureux. Derrière eux, depuis le plafond, une ombre se déplie, jusqu’à se répandre sur l’ensemble du mur. C’est…
— Alice ? Tout va bien. Continuez…
— C’est Birdy. Il a de grosses ailes noires, des yeux brillants.
— Qui est-il, précisément ?
— Un monstre qui emporte les enfants, il ressemble à un oiseau. Il est toujours là, toujours… Même dans mes autres rêves, mes autres cauchemars…
— Et il vous fait du mal ?
— Non, mais il me terrorise. J’ai tellement peur de lui. Tout le temps.
— Continuez. Votre cauchemar…
— Don Diego, mon chien, aboie. Ses aboiements résonnent en écho, j’ignore d’où ils proviennent mais ils sont affolés. Le serpent jaillit soudain par mon ventre pour se réfugier dans la poche du manteau de mon père. Dorothée rit de plus belle. Alors, je cesse de cracher des bulles, et c’est quand je me mets à hurler que je me réveille.
Luc appuie sur le bouton, le silence revient. Le cauchemar… Tout est là… La solution… Il lui manque malgré tout encore des éléments, des pièces du puzzle, pour qu’il comprenne complètement le sens de cette séquence d’images. Pourquoi Claude Dehaene flotte-t-il au-dessus du sol, par exemple, sous ce grand X ? Alice a déjà parlé de deux poutrelles formant un X dans la vieille grange en bois de son père, il y a certainement un rapport. Le serpent jaillissant du ventre, quant à lui, est probablement la matérialisation d’une appendicite dont sa patiente avait souffert au Pérou, lors d’un voyage avec son père, à douze ans. Alice a gardé de cette opération de profondes marques psychiques.
Luc sait que la résolution de l’énigme est désormais toute proche. Il ouvre un tiroir en soupirant et y range son dictaphone. Son regard tombe sur une bougie d’anniversaire en forme de huit. Huit ans… Il la soulève délicatement, la porte à son nez, elle exhale encore la frangipane… Les éclats de rire, le souffle du vent dans les cheveux, les cerfs-volants dans le ciel… Luc repose l’objet de cire en tremblant. Le passé et tout ce qu’il renferme doit rester loin, loin derrière.
Ses yeux s’arrêtent sur la couverture du roman Le Scaphandre et le papillon , dont le personnage principal souffre d’un Locked-in Syndrom . Les emmurés vivants… Pauvre Alice. Que lui reste-t-il de l’anniversaire de ses dix ans, quand le soir même sa mère s’explosait les vertèbres au bas des marches de son escalier et allait plonger dans un Locked-in Syndrom ? Que lui reste-t-il, hormis une insupportable déchirure psychique ?
Luc sursaute quand on frappe à la porte de son bureau. Très vite, il referme son tiroir.
— Oui !
Kaplan, son interne, entre, les mains au fond des poches.
— Voilà, une infirmière a donné un coup de jeune à notre catatonique, il a une meilleure mine.
— Quel âge ?
— Je dirais, la quarantaine bien mûre. Mais il ne réagit toujours pas. Rigidité cireuse, refus alimentaire, hypertonie fixée. Personne ne tiendrait sa position plus de dix minutes, et lui ça fait plus de trois heures. Vachement endurant, le type.
Luc se lève immédiatement et fonce dans le couloir. Kaplan le talonne.
— Dis… On vient de me brancher sur une patiente, madame Crombez, une charmante jeune femme un peu sourde, apparemment. Elle…
— Son tableau clinique indique un trouble de conversion : surdité hystérique.
— Tu la connais ?
Luc lui adresse un sourire de façade.
— Elle entend parfaitement. Mais dès que son mari ouvre la bouche, silence radio. Il est obligé de s’adresser à ses enfants pour communiquer avec elle. Son oreille ne souffre d’aucun dysfonctionnement organique et pourtant elle ne l’entend pas, réellement. On a essayé beaucoup de choses sur elle, rien ne fonctionne. Bon courage.
— J’avoue que ce serait pratique ça, avec ma copine. Ne plus l’entendre quand ça m’arrange…
Premier étage, chambre A11. Luc pousse la porte entrouverte, contourne le lit et se retrouve face au patient. Sans la barbe, son visage prend la forme d’un silex, ses globes oculaires s’enfoncent profondément dans leurs orbites. Le psychiatre recule d’un pas, Kaplan constate son désarroi.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Luc se tapote la tempe.
— Je n’en sais rien. Comme ça, sur le coup, j’ai eu l’impression que je l’avais déjà vu quelque part. Il ne te dit rien, à toi ?
Il s’approche du catatonique et se penche vers lui. Il repousse ses cheveux bouclés vers l’arrière, ausculte son profil gauche, puis le droit. Il sort un appareil numérique et le prend en photo. Kaplan le regarde, intrigué.
— C’est nouveau, ça ?
— Ce sera pour agrafer sur son dossier…
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