— Écoutez, Dorothée, je promets de revenir vers vous très bientôt. J’ai trouvé le moyen de parler de votre existence à votre sœur sans la détruire plus encore. Mais on fait ce qu’on a dit, on va au bout. Et quand Alice aura retrouvé ses souvenirs, tout ira bien.
Elle pointe un index menaçant.
— Fais attention, d’accord ? Je n’aime pas beaucoup Alice, mais la voir comme ça, complètement paumée, je peux pas. C’est ma sœur.
Et elle disparaît, pareille à elle-même : droite, fière. Sa voiture démarre en trombe.
Une fois seul, Luc récupère l’écharpe mauve qu’elle a oubliée et plonge le nez dans la laine. On dirait que le monde entier se met sur son dos. Si Dorothée et Mirabelle prennent peur, le chemin vers la guérison sera compromis. Un an de thérapie, qui pourrait s’évaporer.
« Je crois que mon père ne t’aime pas vraiment. C’est le moins qu’on puisse dire. » Luc se sent mal à l’aise. Il n’a jamais rencontré Claude Dehaene mais il a beaucoup entendu parler de lui. Et il sait que tout le monde devrait craindre cet homme.
Toujours en colère, Dorothée s’arrête brusquement en pleine campagne, se gare sur le côté et considère les feuillets étalés sur le siège passager. Son journal intime, le résumé de trois années de sa vie. Elle regrette tout, elle regrette sa rencontre avec Luc Graham, elle regrette ses paroles sur son père et la vie à la ferme.
Elle se sent perdue. Jamais elle n’aurait dû confier son journal à Graham, et se dévoiler ainsi à lui. Si son père venait à apprendre l’existence de ces écrits et les secrets qu’ils renferment, alors…
Elle récupère son briquet sous le siège, rassemble les papiers en un tas, sort de la voiture et s’éloigne un peu. Encore des choses à brûler. Décidément.
Elle porte la flamme sous le paquet, qui s’embrase dans un souffle. Chaque papillon brûlé qui s’envole lui fait penser à sa propre vie. Elle aurait tant aimé partir, comme eux, rejoindre les lumières de la ville. Elle a l’impression d’avoir tout manqué, tout le temps.
Elle allume sa dernière cigarette, obtenue au hasard de la rue. Voir ces copies disparaître en fumée la rassure, mais il reste les originaux dans le cabinet du psychiatre. Il faudra les récupérer très vite. Son père lui fait toujours peur. Même à l’hôpital. Même si on venait à l’enfermer au fin fond d’un cachot, il serait toujours là.
Alors qu’elle s’éloigne, le feu dévore les traces de son passé.
Le papier noircit, et l’on peut encore y lire, au hasard de deux pages qui, dans quelques secondes, n’existeront plus :
7 juillet 1995
Cher journal,
Oh là ! Je remarque que mon dernier article remonte à début mai ! Me suis-je absentée si longtemps ? Ne t’inquiète pas, je vais me rattraper. Quand on a presque treize ans, il y a tant à raconter, et j’ai si peu de temps pour le faire !
Papa marche beaucoup sur le terrain, il compte, calcule, prend des notes. J’ai fouillé un peu, j’ai découvert un plan, dans la poche de sa veste de chasseur. Il veut construire une étable, pour deux vaches qu’il ira bientôt acheter au marché. Je crains que notre maison ne se transforme en véritable ferme. Ah, il a aussi la folie des achats, papa, en ce moment. Un congélateur tout neuf, une nouvelle télé et puis un de ces nouveaux téléphones avec des touches, c’est génial. Avec l’accident de maman, il a expliqué que de l’argent allait rentrer, tant mieux pour nous tous, j’aurai peut-être droit à un nouveau vélo.
Parlons de maman, justement. C’est souvent papa qui se rend seul dans le centre de rééducation, là-bas, très loin, à Berck-sur-Mer. Presque trois ans, déjà… Moi, je n’y suis allée que très rarement, parce que je ne peux pas. J’ai trop mal pour maman. Tu verrais ses yeux, cher journal ! Ça fait comme les yeux d’un crocodile qui attend sa proie, et le crocodile, on dirait qu’il est empaillé. Oui, c’est ça. Maman est une empaillée vivante. Eux, ils disent « emmurée vivante ». J’ai eu très peur. L’autre fois, elle a bougé ses pupilles de manière effrayante. Le docteur, il dit qu’il peut exister des mouvements anormaux, ses yeux ont bondi comme des balles de ping-pong dans ses orbites. Brrr…
Bientôt, maman va venir passer les week-ends à la maison, ça c’est cool. En allant au centre, je lui ai aussi demandé si elle était contente de revenir bientôt chez nous. Elle a battu deux fois des paupières, très, très difficilement, avec beaucoup de temps entre les deux. Deux fois, ça veut dire non, à ce que j’ai compris. Papa dit que c’est deux oui. Oui, oui. Il m’a aussi expliqué que maman avait perdu des choses avec sa chute, il appelle ça « une altération de sa capacité de jugement ». D’ailleurs, maman n’arrive pas à communiquer avec l’orthophoniste, les muscles de ses paupières posent problème, il paraît. En plus, on dirait que leur alphabet, elle n’y comprend rien. Pas terrible, terrible, quoi… Maman, elle a plus toute sa tête, tout le monde le dit… C’est tant mieux pour elle, elle souffre moins, comme ça. Des fois, les Locked-in Syndrom, les LIS comme on dit, restent dans des centres, toute leur vie. Mais les médecins, ils pensent que papa est capable de s’occuper d’elle. Il va là-bas presque tous les jours. Forcément, ça, les docteurs, ils en tiennent compte.
Tu as compris, je déteste l’endroit où ils la retiennent, je déteste quand ils aspirent ces trucs dans sa gorge parce qu’elle avale mal, je déteste tous ces malades, je déteste aussi papa parce qu’il m’engueule chaque fois que je lui dis que je voudrais être journaliste, comme lui avant. J’ai retrouvé ses articles qu’il garde cachés au fond de la grange, sous une couverture. Papa, il a voyagé aux États-Unis, en Afrique, en Pologne, et dans un tas d’autres pays où il a appris plein de choses sur les gens et leurs traditions. J’ai aussi trouvé ses vieux appareils photo, ils marchent encore vraiment bien, on dirait ! Papa, je crois qu’il garde tout, comme une petite souris.
Oui, journaliste, c’est ce que je veux faire. Je veux voyager. Mais regarde mes mains, toutes les ampoules ! Pour me punir de vouloir faire comme lui plus tard, il me force régulièrement à éplucher des patates. Heureusement, la plupart du temps, Alice prend le relais et termine. J’aime bien Alice quand elle fait ça. Je la défends à l’école quand on l’embête, et elle me protège de papa. C’est un marché qui me va bien.
Je te laisse pour aujourd’hui, mon cher journal. Je ne sais pas quand je te reverrai. Tu le devines, il y a encore des choses qui m’échappent, ici-bas…
Et une deuxième feuille, qui elle aussi se transforme en papillon noir… Dorothée a un peu plus de treize ans…
5 novembre 1995
Parlons de Mirabelle, notre lointaine voisine (deux ou trois kilomètres à travers des champs pleins de boue). Elle n’est vraiment pas belle, mais elle est quand même intelligente. On dirait un bonhomme de pâte à modeler d’Alice, tu sais, le moche ? Une tête ronde, avec de grosses joues, posée sur un corps raide, solide comme un roc. Je ne te parle même pas de ses vêtements, des vêtements de bouseuse. Mirabelle, Don Diego l’aime beaucoup, il n’arrête pas de lui faire des câlins. Mais il aime tout le monde, Don Diego, tu parles d’un chien de garde ! Papa l’épuise tellement le matin qu’il dort le reste de la journée, ce sac à puces. Moi, cette Mirabelle ne me dérange pas, à vrai dire. Elle est toujours contente. Ça, papa adore, il éclate souvent de rire avec elle. Mirabelle Breux, qu’elle s’appelle.
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