— Oh, je suis désolée.
— Vous n’avez pas à l’être.
Un silence gênant. Luc se racle la gorge avant que Julie ne s’absente aux toilettes. Ils sont ensemble sans l’être. Heureusement, on leur amène les verres. Luc prend son eau pétillante, ils trinquent.
— Je risque d’être maladroit mais il y a une chose que j’aimerais, Julie.
Elle le sonde, buvant son Martini, et acquiesce lentement.
— Que jamais vous ne me posiez de questions sur ma famille, d’accord ? Tout ce que vous voulez, mais pas ma famille. Tout cela, c’est passé, et enterré.
C’est comme une nouvelle chape de plomb qui coule sur eux deux. Julie sourit, mais ses lèvres sont pincées, et elle remue inutilement son olive dans son apéritif.
— Ce n’est pas si enterré que cela, puisque vous ne voulez pas en discuter. Peut-être qu’on ferait mieux de parler boulot.
Luc termine son eau pétillante, cul sec. Ce petit bout de femme, il a envie de la prendre contre lui, de la serrer, mais il n’y arrive pas. C’est trop difficile. Au fond, il se dit qu’elle a raison. Que hormis raconter ses journées à l’hôpital, lui exposer ses cas psychiatriques, il n’a rien à lui confier. Parce que depuis de longues années, sa vie se résume aux quelques mètres carrés de son bureau, tout simplement.
Alors, ils s’échangent de nouveau des banalités. L’hôpital, la misère reviennent au premier plan. On dirait deux collègues aigris, qui n’ont pas assez de leurs journées pour tout se raconter. Julie tente de faire bonne figure, mais elle ne cesse de s’interroger. Ce type a souffert, c’est un écorché vif brûlé à l’acide. Un de ceux qui, assurément, ont été brisés par un drame personnel.
Les plats arrivent, délicieux. Luc remplit les verres. Eau pour lui, vin pour elle. Julie se laisse porter par le chant de l’alcool, elle aurait aimé que Luc l’accompagne, que les barrières se brisent enfin.
— Votre regard est si lointain, Luc… Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Désolé. Je…
Il secoue la tête avant de reprendre :
— C’est une patiente, à laquelle je pense. D’ordinaire, à cette heure-ci, je suis avec elle, par bandes audio interposées.
Julie émet un léger soupir. Elle feint de s’intéresser à ce qu’il lui raconte, mais c’est bien la dernière chose au monde dont elle aurait souhaité entendre parler dans cet endroit.
— Une patiente ?
— Oui. Une jeune femme de vingt-cinq ans. Je la suis depuis un an, à mon cabinet de Bray-Dunes. Une thérapie extrêmement compliquée…
Voix plombée, débit lent. Julie le sent dériver. Il ignore comment sauver ce rendez-vous, qui tourne au fiasco.
— Parce que vous êtes aussi psychiatre de ville ?
— C’était l’enseigne de mon père. J’y exerce encore le lundi, et le samedi aussi, parfois. Mais je vais arrêter. J’en finis avec mes derniers patients, et je plaque tout pour l’hôpital.
— Pourquoi ? Quitter le privé pour le public, ça ne se voit jamais. L’hôpital, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux.
— Je me sens bien là-bas.
— Parce que vous êtes sans cesse réfugié derrière votre blouse, même pour aller prendre votre repas de midi ? Qu’est-il arrivé au vrai Luc Graham ? Celui qui se tient en ce moment en face de moi ?
Il lui sourit timidement. Son cœur n’est vraiment plus à la fête.
— C’est l’assistante sociale qui parle ?
— C’est le psy qui répond ? Parlez-moi de votre patiente… Cette jeune femme capable de se glisser entre vous et moi dans un si charmant endroit. Elle doit être extrêmement importante pour vous.
— Elle l’est…
Luc passe son index machinalement autour de son verre.
— Vingt ans que j’exerce ce métier, que je cherche à comprendre la psychiatrie. Cette patiente, elle vient et, dès sa première séance, me sort une phrase qui résume parfaitement ce que j’ai cherché toute ma vie.
— Vous m’intriguez, Luc.
— Vous vous souvenez, le Muppet Show ? Ce programme pour enfants des années quatre-vingt ?
— Évidemment… C’est toute mon adolescence.
— Il y avait une grenouille, Kermit, qui prononçait toujours une petite phrase : « Ce n’est pas simple d’être vert. » C’est la phrase que ma patiente m’a sortie, tout naturellement. Elle est malade comme la grenouille est verte, elle n’y peut rien.
Il serre son verre, s’y raccrochant comme à une bouée. Julie aimerait lui prendre la main, mais elle n’y arrive pas. Luc sombre, comme un nageur épuisé.
— Il y a deux ans, je me suis planté sur un cas délicat. Quand je vois ma patiente de Bray-Dunes, c’est ce cas que j’ai l’impression de revivre, même s’il est foncièrement différent. Toujours, toujours…
Il se retourne brusquement pour finalement dire :
— J’espère que les desserts seront aussi bons. J’ai encore une faim de loup. Et vous ?
Julie lui sourit par pure politesse. Luc Graham vient de nouveau de zapper un épisode qui le touche et de rajouter une brique à l’édifice qui protège sa vie personnelle.
Le temps passe alors, creux, sans substance. Juste des dialogues de sourds, autour d’un mets raffiné mais qui, dans ces circonstances, perd de sa saveur. Une heure plus tard, les voici dehors, devant le parking du théâtre Sébastopol, prêts à se quitter. L’air est frais. Le col de son imper relevé, le parapluie dans la main, Luc regarde le ciel. Puis ses yeux redescendent sur Julie, qui cherche nerveusement ses clés de voiture dans son sac. Le psychiatre lui attrape le poignet.
— Il y a peut-être une autre solution.
— Une autre solution à quoi ?
Délicatement, il approche ses lèvres de celles de Julie et l’embrasse. Puis il s’écarte un peu.
— J’ai appris à soigner les gens, Julie, à aller au bout des épisodes les plus sombres de leur vie, mais existe-t-il des thérapies pour se guérir soi-même ?
Elle n’a pas besoin de lui répondre, elle se serre contre lui. Elle aurait aimé lui parler de ses épisodes sombres à elle. Ceux d’un père qui sortait des moteurs de voiture de l’usine, pour les revendre au noir. D’une mère emportée bien trop tôt par un cancer des poumons. De son enfance chahutée, entre rébellion et crise profonde d’identité. Brûlée par ses souvenirs, elle embrasse Luc plus fougueusement encore. Il passe les mains sur sa nuque, ferme les yeux mais même les paupières baissées, Anne continue à danser devant lui, dans sa belle robe de soirée. Et, au rythme d’une valse, elle tourne, tourne, tourne, à l’en rendre dingue.
Alors que Julie s’abandonne, Luc s’écarte soudain.
— Julie, excusez-moi de vous avoir…
— Ça me plaisait.
Mal à l’aise, Luc porte sa main sur son front et se met à reculer.
— Ce restaurant, cette soirée, je n’aurais pas dû.
Julie aimerait le ramener à lui, mais elle ne se sent pas la force de réagir. Luc recule encore, sa silhouette disparaît dans l’ombre.
— Je ne veux pas vous faire du mal.
— Je ne veux pas souffrir.
— Je… Je suis désolé.
Il se retourne et part en courant. Les murs, les nuages dansent autour de lui, dans une ronde folle. Il se réfugie dans sa voiture. Tout tremblant, il déboutonne la manche gauche de sa chemise. Il est en apnée, il a mal au cœur. Les mâchoires serrées, il s’attarde sur les trois cicatrices rosées qui barrent son poignet. Il finit par écraser ses deux poings sur le volant, au bord des larmes.
Brusquement, son téléphone portable retentit. Luc sursaute.
Julie, sans aucun doute. Il hésite, inspire profondément. Un mot, juste un mot de sa part, et il retourne plonger dans ses bras. Et tant pis si elle découvre ses cicatrices, tant pis si son passé lui explose à la gueule. Ces blessures, elles font partie de lui, de sa chair profonde. Elles sont ce qu’il a été.
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