Un silence.
— Euh… Julie, ah oui.
— Tu m’as bien dit de rappeler quand je voulais, dans ton message. Alors, tu as les résultats pour le patient avec la couverture ?
— Les résultats, oui. Mais je ne suis pas au labo et…
— Tu peux quand même m’expliquer ?
— Oui, oui, bien sûr. Euh… Excuse-moi, je commençais à m’endormir. Donc… le sang présent sur la couverture est différent de celui de la personne qui portait la couverture.
Julie se félicite intérieurement de son acharnement. Elle a bien fait de réclamer le test.
— Bon travail !
— Merci. Mais j’ai bien plus intéressant à t’annoncer.
— Je suis tout ouïe.
— Ton patient catatonique est de groupe O, rhésus Rh+, ce qui couvre plus d’un tiers de la population. Mais pour les taches de sang sur la couverture, c’est une toute autre histoire…
Julie le sent perturbé. Il semble peser ses mots, chercher le moyen d’expliquer au mieux.
— Comment dire ? Euh… Pour faire simple, les globules rouges portent deux molécules, appelées A, B et une troisième molécule particulière, le facteur H, résultant de l’action du gène h. Plus de 99,99 % des individus possèdent ce gène h. Et le sang sur la couverture appartient à quelqu’un des 0,01 % de la population qui ne le possède pas.
Julie arrive au niveau de l’accueil. Rien de plus triste qu’un magasin d’aire d’autoroute en pleine nuit. Elle s’approche de la machine à café et glisse une pièce dans la fente.
— Génial.
— Ces sujets très particuliers sont dits de groupe sanguin Bombay. Un groupe sanguin ultrarare, tu l’as compris, il ne concerne qu’un individu sur trois cent mille. Dans notre cas précis, la dénomination exacte est phénotype Bombay, car le groupe est OH. Il existe aussi des para Bombay, c’est-à-dire AH, BH, ABH, enfin bref… En général ça a à voir avec l’hérédité. Un mauvais gène chez les parents, qui n’a aucune incidence réelle directe sur la santé ou l’état mental. Juste une anomalie génétique invisible.
— Et donc, coup de bol, en fouinant, on pourrait retrouver cette personne de phénotype Bombay ?
— Effectivement, ça limite grandement les recherches. Les Bombay sont normalement clairement référencés par la banque du sang, car ils ne peuvent recevoir du sang que par les Bombay eux-mêmes. Ils sont très sensibles aux transfusions. Bref, s’ils se blessent et que le sang coule, ils sont mal barrés.
— Tu vas pouvoir me fournir un listing ?
— Euh… Demain. Demain ou après-demain, ça te va ?
— Très bien. Tu me tiens au courant…
— Attends ! Ne raccroche pas, je n’ai pas fini. Parce que c’est maintenant que ça devient plus retors.
— Une bonne nouvelle encore ?
— Est-ce vraiment une bonne nouvelle ? On n’a pas trouvé que du sang sur la couverture. Il y avait aussi des cellules vaginales, pas mal de débris de muqueuse utérine.
Les longs sourcils blonds de l’assistante sociale se froncent. Elle se rappelle l’aspect noirâtre du sang, comme de la terre.
— Tu es en train de me dire que… qu’il pourrait s’agir de sang menstruel ?
— Ce n’est pas « il pourrait », c’est du sang menstruel. Il est très ancien, il date probablement de plusieurs mois ou de plusieurs années. Je t’épargne les détails techniques.
Julie peine à assimiler les informations, où tout au moins à faire le lien avec le catatonique ramassé sous l’abri de bus. Face au silence de la jeune femme, le laborantin reprend la parole.
— Voilà, je crois qu’on a fait le tour de ce qu’on pouvait tirer de cette couverture.
— Merci, merci beaucoup ! Et rappelle-moi vite pour le listing, OK ?
— Très bien.
Julie enfonce le portable dans sa poche, et écrase sa cigarette à peine fumée sur son talon.
De plus en plus, elle pressent que, demain matin, le catatonique aura des choses à raconter, à Luc Graham ainsi qu’à elle-même.
De la lumière jaillit, en pleine figure. Abrasion de la cornée. Une douleur de griffe sur la rétine.
Alexandre se cache le visage trop tard, l’atroce brûlure le dévaste. Plusieurs lampes très puissantes, fixées au plafond, sont orientées dans sa direction. C’est la première fois qu’il peut observer son environnement. Ses vêtements. Il porte une fine combinaison noire, uniforme, juste à sa taille.
— Ne vous inquiétez pas pour vos affaires. Votre pyjama, vos sous-vêtements sont dans un endroit sec et propre. Je les ai même lavés.
La voix est à peine audible, sûrement masquée par un tissu. La silhouette se baisse et glisse quelque chose sur le sol. Avec les ampoules en pleine figure, impossible d’en deviner la taille, la corpulence.
— Tomates, soja, soixante-dix grammes de pommes de terre et une pomme. Une ration adaptée à vos quatre-vingt-dix kilos. Vous n’aurez pas beaucoup d’activité mais vous ne grossirez pas. Je vous ai aussi mis un litre d’eau avec du sirop d’amandes, et un sac de litière de chanvre, pour vos besoins. Comme vous l’avez compris, pour uriner, c’est au fond.
Alexandre se redresse et se rue contre l’acier. Ses genoux, ses articulations anesthésiées par le froid, le torturent. Sa gorge flambe. Il peut deviner, derrière les barreaux, des murs irréguliers, des voûtes, de grosses pierres rectangulaires. Le tortionnaire reste invisible à cause du contre-jour.
— Vous me laisser sortir de ce trou à rats. Immédiatement.
— Nourrissez-vous d’abord, les pommes de terre sont encore chaudes. Vous m’en direz des nouvelles.
— Je m’en tamponne de vos patates, je n’ai pas faim ! Laissez-moi sortir ou vous allez le regretter !
— Très bien. Je reviendrai dans quelques jours.
Il s’éloigne sans éteindre. Quelques jours. Pas quelques heures, non, quelques jours ! Puis il dit finalement :
— Mangez maintenant. Ou je pars sur-le-champ et vous ne me reverrez plus qu’au moment de votre déshydratation, quand votre corps ne sera plus qu’une vulgaire éponge asséchée.
Alexandre contient sa rage, ramasse sa gamelle — un tupperware rectangulaire —, sa bouteille, ses couverts. Carton, plastique, évidemment. Il engloutit la moitié de l’eau aromatisée à l’amande, avale ses légumes et céréales à grosses bouchées. Les pommes de terre fument encore, ça fait tellement de bien dans l’estomac, un peu de chaleur. L’assaisonnement est parfait, ce connard sait cuisiner.
— Eh bien, quel appétit, pour un individu qui prétend ne pas avoir faim. Après cinq jours d’enfermement, c’est normal.
— Cinq jours ? Mais comment…
— Pourquoi faut-il systématiquement que vous mentiez, tous ?
Alexandre s’étrangle avec un morceau de patate, il tousse longuement, ses yeux s’emplissent de larmes.
— Qui… Qui ça, tous ?
Pas de réponse.
— Qui êtes-vous ? Et cette femme, à côté ?
L’ombre marque un silence, s’immobilise.
— F vous a parlé ?
De l’autre côté du mur, c’est la terreur qui s’exprime :
— Non, non. Je vous jure que je n’ai pas parlé. Je n’ai rien dit. Rien du tout. Rien, rien. Il ment. Ce type ment, je n’ai jamais parlé. Jamais, jamais.
La respiration du tortionnaire devient bruyante. Un souffle animal.
— Je m’occuperai de F, en temps et en heure. Votre dessert, maintenant.
La voix a changé, elle est plus dure, plus autoritaire encore.
— Pourquoi vous me retenez ici ? demande Alexandre.
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