« Qu’est-ce que tout ça a à voir avec ma sœur ? À quoi tu joues, Graham ? »
Les sourcils froncés, elle se baisse et récupère un autre papier. La photo d’une voiture broyée. La famille Graham, anéantie par un accident de la route…
« Alors c’est donc ça, cette solitude, ce drame qui t’entoure… Toutes ces obsessions, ces articles, comme les échos de ta propre histoire… »
Mal à l’aise, Dorothée remet tout en place et sort discrètement.
Julie va et vient nerveusement dans le hall de l’hôpital Freyrat, un café à la main. Elle regarde sa montre. Presque 10 h 30. Son portable sonne.
— Allô !
Ton sec. Après une mauvaise nuit, elle n’est pas vraiment d’humeur. La journée risque d’être particulièrement chaotique et pénible.
— Bonjour, Julie, c’est Luc.
Julie sent une petite boule monter dans sa gorge.
— Bonjour.
— Je viens d’appeler Kaplan. On repousse le test au Rivotril à demain.
Julie perçoit le ronflement d’un moteur de voiture dans l’écouteur.
— Demain ? Mais pourquoi ?
— Un gros problème familial m’est tombé dessus dans la nuit.
— J’en suis désolée, mais vous auriez pu prévenir un peu plus tôt. Ça fait presque deux heures que je poireaute.
— Demain matin, d’accord ? Rien ne presse, de toute façon, le patient est parfaitement pris en charge. On le nourrit et l’hydrate sous perf. Kaplan va gérer.
— Personne d’autre ne peut faire le test ?
— C’est mon patient, Julie…
Elle serre les mâchoires.
— Très bien.
Un silence.
— Julie… Pour hier, je voulais m’excuser. Mais… C’est difficile pour moi.
— Qu’est-ce qui est si difficile ?
— C’est difficile, c’est tout… Faites bien attention à vous, Julie…
Il raccroche. Un peu amère, Julie remonte vers la chambre A11, la voix de Luc encore dans la tête. « Faites bien attention à vous… »
Jérôme Kaplan tourne le dos au catatonique.
Il se dirige vers elle.
— Luc repousse à demain, dit-il.
— Je sais.
Julie tripote nerveusement son paquet de cigarettes dans sa poche. Kaplan désigne le patient d’un geste du menton.
— Ne vous inquiétez pas pour lui. Avant, les catatoniques le restaient toute leur vie.
Julie Roqueval marque des signes d’énervement.
— Ce n’est pas la question. Je perds mon temps à faire des allers et retours, j’ai trois tonnes de dossiers à traiter. Ma vie n’est pas beaucoup plus simple que la vôtre, vous savez ?
Julie considère l’écran de son téléphone portable et s’assied sur une chaise. Elle compose un texto. Elle lève les yeux sans bouger la tête, de petits sillons se dessinent sur son front.
— Qui est Luc Graham, exactement ?
— Comment ça ?
— En fait, j’ai essayé de glaner quelques informations sur lui, ici et là. Et je n’ai pas trouvé grand-chose.
— Vous cherchiez quoi ?
Elle soupire. Kaplan a la fâcheuse habitude de répondre à une question par une autre, il apprend vite.
— Rien de précis, juste à en savoir un peu plus sur l’un des maillons de la chaîne que nous composons tous. Comprendre pourquoi il est venu travailler ici, à Freyrat, par exemple.
Kaplan s’appuie contre le mur, face à elle. Il se pince la lèvre inférieure, comme s’il réfléchissait profondément.
— Luc est arrivé ici voilà plus de deux ans, sorti de nulle part. À ce que je sais, il tenait un cabinet familial juste à côté de chez lui. Une charge transmise de père en fils, si vous voulez. Salaire plus que confortable je suppose, clientèle modèle, joli environnement de travail. Mais… on dirait qu’il préfère se farcir cent kilomètres par jour pour gagner moins. La moitié des psys ici ont tous le rêve secret de pouvoir s’installer un jour, et lui, Luc, il fait l’inverse. Il s’attarde dans ces couloirs, y passe des nuits, accumule des gardes à n’en plus finir. Il ne vit pas sa vie, mais celle de ses patients.
C’est bien ce que Julie avait cru comprendre.
— Des problèmes familiaux ?
— Vous savez, on cause pas mal entre nous pendant les gardes. Luc porte une alliance, mais il a perdu sa femme et ses deux enfants dans un accident. Ils avaient huit et treize ans.
Julie a fini son texto, ses mains pendent entre ses jambes, ses yeux se posent sur le patient catatonique.
— C’est effroyable.
— L’affaire avait été médiatisée, dans le coin, notamment concernant l’utilisation des portables au volant. Faites une recherche sur Internet, vous verrez.
— Et il est ici pour fuir sa maison, et tout ce qui peut lui rappeler sa famille…
— On peut dire ça. Il ne nous cause pas énormément de sa vie, Luc. Le patient, juste le patient. C’est parfois obsessionnel.
— Comme il le dit lui-même si justement, nous avons tous nos obsessions.
— Pas à ce point. Vous savez, ici, il essaie de s’accaparer les dossiers de tous les patients avec des traumas psychiques. Le trauma psy, c’est affronter les ténèbres de chacun, les absorber, en quelque sorte. Faire ressurgir les incestes, les drames, les accidents, les histoires familiales ignobles. Et… je crois que ça le passionne autant que ça l’use.
— Passionné par les ténèbres des autres…
Kaplan hoche lentement la tête.
— Vous avez entendu l’histoire de Carole Festubert, cette jeune femme retenue cinq ans dans un grenier, dans un village à tout juste trente kilomètres d’ici, torturée par son propre père ?
— J’ai vu ça dans les faits divers, c’était il y a un an et demi, je crois. Le plus monstrueux dans cette affaire, c’est que tout le village savait, mais personne n’a jamais rien dit. Cependant, ça ne m’étonne pas. Je suis moi-même régulièrement confrontée au secret et au mensonge.
— Eh bien, Luc s’est occupé de cette patiente, à l’époque. Il s’est jeté sur son cas, pour ainsi dire.
Julie écarquille les yeux. Kaplan sourit, un sourire las et forcé.
— Il n’en parle jamais, il ne parle jamais de ses patients, de toute façon. Festubert souffrait de dissociation, incapable de se souvenir des actes de torture. Son esprit cherchait à la protéger de tout ce que son corps avait subi. Luc croyait pouvoir la sauver, mais il s’est planté avec elle.
— C’est-à-dire ?
Kaplan serre les lèvres, avec l’impression de trahir un secret. Le regard perçant de Julie le contraint à poursuivre.
— Je venais d’arriver en psychiatrie. Luc a voulu aller trop vite, faire ressurgir d’un coup les souvenirs refoulés pour, je ne sais pas, essayer de briller, prouver son efficacité. Eh bien, sa patiente a fini par se suicider chez elle, durant sa psychothérapie avec Luc. On l’a retrouvée dans sa baignoire, noyée après avoir ingurgité une dizaine de somnifères.
Julie frotte son visage fatigué.
— C’est le pire échec, pour un psychiatre.
— En arrivant ici, à l’hôpital, Luc voulait se refaire une carrière. Mais… vous savez, les patients d’ici sont très différents de ceux des cabinets de ville, la plupart débarquent entre nos murs sous la contrainte de tiers. En fait, Luc n’y connaissait pas grand-chose à cette approche clinique de la psychiatrie. On peut être un excellent psychiatre de divan, et très mauvais praticien hospitalier. Un coureur de cent mètres n’est pas forcément bon en marathon.
Julie secoue la tête, avec ce sentiment d’être toujours la dernière à savoir.
— Et vous pensez qu’il est un mauvais psychiatre hospitalier ?
Kaplan sait qu’il joue avec le feu, il se renferme.
— Ce n’est pas à moi d’en parler. En ce qui me concerne, il a toujours été irréprochable. C’est un bon psychiatre.
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