Il incline la tête, la regarde avec un sourire.
— Tu devrais ôter la cordelette qui retient tes lunettes. Ça fait un peu vieillot. Tu es si belle…
— Quand l’opticien a vu que je venais plus de quatre fois par an parce que je perdais mes lunettes, il a suggéré que je porte cette cordelette. Et ça marche, j’ai beaucoup moins de soucis depuis. Et maintenant, Fred, s’il y a quelque chose que…
— Que quoi ?
— Que tu veux faire…
Alice ferme lentement les yeux, et reste là, serrant un peu les lèvres. Fred lui pose deux doigts sous le menton, délicatement.
— Pas ici Alice… Suis-moi.
Il lui prend la main et l’emmène dans le jardin, derrière la maison. Au milieu du gazon et de quelques arbustes se niche un puits en bois, avec un toit en rondins et un treuil verni. Au fond du puits, une multitude de pièces, de toutes tailles, de toutes couleurs, reposent comme des écailles de poissons multicolores. Fred sourit, ému.
— Mon ciel étoilé, à moi tout seul. Tous mes réfugiés m’ont laissé leur cœur de manière symbolique avant de partir. Ces pièces proviennent de leur pays d’origine. Et maintenant… Tu peux fermer les yeux. Au-dessus de ce puits, ça nous portera bonheur.
Touchée, Alice s’exécute. Fred approche ses lèvres, ils s’embrassent. Alice soupire, un long soupir de soulagement.
— C’est la première fois de ma vie que j’embrasse un garçon. Je suis heureuse que ce soit toi.
— Moi aussi, Alice. Tellement heureux…
Une belle maison en bois, isolée en pleine campagne, près d’Amiens. Luc se gare sur une allée de cailloux, à côté d’une Mégane. Laurence Blanchard ouvre la porte. C’est une femme ordinaire, avec le teint clair, la taille un peu épaisse, des vêtements à la mode. Luc, engoncé dans son pardessus, avec ses vieilles chaussures de ville, sa tronche de mal rasé, se sent en complet décalage. Tous deux ont perdu des êtres chers et, apparemment, tous deux ont pris une voie différente dans leur façon de vivre après le drame.
— Madame Laurence Blanchard ?
— Oui ?
Elle le regarde d’un air méfiant. Luc se racle la gorge.
— C’est très gênant et… vous n’allez sans doute pas comprendre la raison de ma venue ici…
Il baisse les yeux, les mains jointes devant lui. Laurence Blanchard s’impatiente.
— Quoi que vous ayez à me vendre, ça ne m’intéresse pas.
Luc inspire et déballe sa phrase d’un jet.
— Je suis le conducteur de train qui a roulé sur votre mari.
La femme d’une quarantaine d’années, fière de ses rondeurs vu sa manière de porter la robe, le considère comme s’il avait parlé une autre langue. Elle s’appuie sur le chambranle, visiblement très mal à l’aise.
— Que… Que voulez-vous ?
Luc peine à trouver ses mots, il improvise, s’inspirant du cas clinique d’un chauffeur de camion, déjà traité en consultation.
— Quand… Quand on conduit un train, on… on nous prévient qu’on risque de rencontrer la mort, au moins une fois dans notre carrière. On… On se dit que ce ne sont que des statistiques, que jamais ça ne nous arrivera, à nous. Madame, regardez-moi… Ça fait des années que je ne dors plus. Chaque nuit, c’est le scénario de l’accident qui… qui revient, comme un marteau-pilon dans ma tête. Je n’en peux plus de vivre avec ça, vous comprenez ?
Laurence tente de garder la tête froide.
— Mince, pourquoi vous venez maintenant, deux ans après ?
Luc la fixe avec intensité.
— Dites-moi juste que ce n’était pas ma faute. Dites-moi que vous ne m’en voulez pas, que… que ce n’est pas moi qui ai tué votre mari. J’ai besoin de votre pardon.
Laurence essaie de sourire, mais la tristesse crispe son visage.
— Bien sûr que non, ce n’était pas votre faute. Ce n’était la faute de personne. Je n’ai pas à vous pardonner, vous n’êtes pas responsable.
Elle parle sans réelle émotion. Son deuil est fait, elle a réussi à refermer l’urne des angoisses et à la ranger au fin fond de ses propres ténèbres. La disparition de son mari, celle de sa fille font désormais partie des souvenirs, douloureux certes, mais figés.
— J’ai lu les journaux. Je sais, pour votre fille Amélie. Pour le procès du gendarme Burleaux, sa relaxe fin 2004… C’est pour ça ? C’est pour cette raison que votre mari s’est suicidé ? Parce qu’on a relâché le meurtrier de votre enfant ?
— Écoutez, monsieur, je suis désolée de ce qu’il vous arrive, mais…
— C’est très important pour moi. Je vous en prie. Syndrome de stress post-traumatique, vous connaissez ? Une maladie psychique, je… je suis en plein dedans. Je ne peux plus monter dans un train, je… je n’ai pas vécu qu’un seul accident, j’en vis tous les jours, toutes les nuits, parce qu’il y a aussi les cauchemars. Mon… Mon psychiatre m’a dit que… que cette personne venue mourir sous mes roues devait prendre un visage, elle devait exister dans ma tête pour pouvoir me laisser tranquille. Tant que ce visage restera blanc, tant que je ne comprendrai pas ce qui a amené votre mari sous mon train, alors, je… je ne guérirai pas… Je suis désolé, madame, je…
Laurence Blanchard baisse lentement les paupières, en signe de compréhension.
— Syndrome de stress post-traumatique… J’ignorais que ça se nommait ainsi. Il y a bien longtemps, une amie à moi a percuté un abri de bus en mobylette. Elle a eu exactement la même chose que vous. L’impression de revivre en permanence la même scène. Entrez…
Elle lui propose un café. Luc observe autour de lui cette habitation en bois avec ses poutrelles, ses tons chaleureux, ses courbes précieuses. Plus aucun angle, une vie lissée, frottée au papier de verre pour effacer toute trace du passé.
Laurence apporte deux tasses. Luc se jette sur la sienne et en avale une gorgée. La veuve dépose aussi une photo abîmée sur la table. Luc s’en empare, ses fichues mains tremblent. Paul Blanchard… Teint hâlé, cheveux bruns plaqués vers l’arrière, il sourit. Laurence se met à raconter.
— À la mort d’Amélie, Paul est tombé en dépression, presque instantanément. C’était notre unique fille, vous comprenez ?
— Oh bien sûr. Bien sûr que je vous comprends.
— Un long, long tunnel dont il était incapable d’émerger, non seulement parce qu’il avait perdu sa fille, mais… mais aussi parce que le verdict sur la peine encourue par Alexandre Burleaux tardait. Vous vous doutez bien qu’on attendait énormément de ce procès. Le procureur demandait sept ans… C’était tellement court, mais Paul s’était finalement résigné à cette peine. Il savait que la carrière du meurtrier serait brisée, sa vie de famille aussi, et qu’il ne sortirait jamais intact de prison.
« Meurtrier… » C’est bien le terme. Celui ou celle qui vous arrache votre famille ne peut porter d’autre nom.
Laurence tourne inlassablement sa cuillère dans son café. Luc la relance, voyant qu’elle décroche.
— Et donc, Burleaux est relâché…
— Un vrai coup de couteau. Un monde déjà effondré, qui s’effondre plus encore, jusqu’à devenir le néant. Oui, le néant, c’est le mot. Première tentative de suicide pour Paul, aux médicaments.
Luc serre fort sa tasse. Lui, il avait choisi de s’ouvrir les veines. À la manière des empereurs. La femme se lève, disparaît et revient avec un vieux journal local.
— Regardez…
Sur le canard du coin, daté du jour du procès de Burleaux, une photo : le gendarme, sortant du palais de justice, sourire aux lèvres. « Le sourire de la justice », titre l’article.
— Imaginez notre souffrance, face à cette… abomination. J’ai eu très, très peur pour mon mari. Les premières semaines après sa tentative ont été abominables pour nous deux. Paul n’était plus qu’une lavette gavée d’antidépresseurs et de neuroleptiques.
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