« Je suis folle, pensa-t-elle. Antoine n’était pas ainsi. Ses cheveux étaient plus clairs, pas si noirs. » Ceux de Pierre pendaient sur les épaules. Ils étaient sales.
— Tu es très beau, dit-elle, les yeux pleins de larmes.
— Vous avez une glace dans votre chambre. Je peux monter ?
Pierre s’examina avec soin devant le miroir, se retourna même pour vérifier ce que ça donnait dans son dos.
— Tu es très bien ainsi. Il y a une veste en peau retournée si tu veux.
— Et la combinaison ?
— Pas avec les knickers. Tu l’essayeras demain.
— Oui, demain.
— Tu peux aller faire de la luge.
— Vous venez ?
— Non, je vais ranger la cuisine.
Tout en ôtant le couvert, elle examina les vêtements abandonnés par le jeune garçon. Ils étaient de mauvaise qualité. Mais la cape était épaisse, très lourde.
La vaisselle achevée, elle entendit Truc gémir, pensa qu’il voulait entrer. Il était attaché par une des courroies de la luge à un gros anneau scellé dans le mur de façade.
— Mon pauvre vieux, dit-elle.
Là-bas, Pierre descendait en luge et à cette distance elle pouvait croire que c’était Antoine, son fils. Peut-être n’aurait-elle pas dû. Qu’en penserait Guy ? Il reviendrait à la fin de la semaine, vendredi soir ou samedi matin. Il téléphonerait. C’était ennuyeux. Mais elle lui expliquerait que mieux valait désacraliser leurs souvenirs. En commençant par les vêtements.
— Rentre, dit-elle à Truc.
Elle lui donna à manger pour le consoler, lui fit la surprise de deux morceaux de sucre.
Quand la nuit tomba, elle alla chercher Pierre qui continuait ses descentes. Il était à bout de souffle mais s’entêtait à poursuivre son jeu.
— Tu vas te rendre malade, dit-elle. Pourquoi ne voulais-tu pas que Truc joue avec toi ?
— Il m’embêtait, voulait me mordre.
Parviendrait-elle à le réconcilier avec le chien-loup ? Elle en doutait. Il faisait beaucoup de comédie à ce sujet mais il avait quand même osé s’approcher de l’animal pour lui passer la courroie de cuir dans le collier et l’attacher.
Elle le lui fit remarquer tandis qu’ils revenaient vers la maison.
— Je l’ai eu par surprise, dit-il, mais il a failli m’arracher la main.
— Tu me racontes des blagues, dit-elle.
— Je vous jure. Vous l’avez détaché ?
— Il est dans la maison.
— Pourquoi ne le mettez-vous pas dans la grange ? Moi je serais plus tranquille.
— Il a l’habitude de vivre avec nous, dit-elle sèchement. Il est inutile de revenir là-dessus.
Pour le consoler elle lui proposa du chocolat.
— Tu ne feras que boire. Tu viens de manger et…
— J’ai encore faim.
Il dévora un paquet de gâteaux fourrés aux abricots. Charlotte en prit un pour le donner à Truc.
— Vous lui donnez des gâteaux ? fit-il avec indignation. De mes gâteaux ? Je n’en veux plus.
— Mais voyons, il les aime, tout comme toi.
— Vous l’aimez plus que moi.
Charlotte le fixa en s’efforçant de rester impassible. Mais ce cri du cœur l’avait bouleversée.
— Je ne l’aime pas plus que toi, dit-elle, lui c’est une bête et toi tu es un être humain. Entre lui et toi, c’est toi que je choisirais s’il le fallait. Mais tu vois, il aimait beaucoup Antoine et ça je ne peux pas l’oublier.
— Mais vous me choisiriez moi s’il le fallait ?
— Je viens de te le dire.
— S’il mourait alors ? Je pourrais rester tout le temps chez vous ?
— Que vas-tu dire là ? Tu ne peux pas rester tout le temps chez moi. Tu n’es pas mon enfant. Tu es le fils de M. et de M me Roso. C’est ainsi. Mais nous pouvons nous voir assez souvent puisque ton père le permet. Tu sais, j’aimerais bien le rencontrer pour le remercier. Est-ce qu’il habite loin d’ici ?
— Donc si Truc n’était plus là vous ne pourriez quand même pas me garder tout le temps ?
— Je viens de te le dire. Mais tu sais, Truc est indispensable. Il me protège. Grâce à lui j’ai moins peur dans cette maison toute seule. Personne n’oserait l’affronter.
Lorsqu’il soulevait son bol pour boire, sa tête disparaissait presque dedans.
— Tu ne veux pas prendre un bain ? Dans la baignoire en haut ?
— Je viens de manger, dit-il. Il ne faut pas.
— Tu sais, moi je ne fais jamais attention et je ne m’en porte pas plus mal. Il faut se laver quelquefois.
— Je peux regarder la télévision ?
— Pour le moment il n’y a pas grand-chose, dit-elle, mais on peut écouter de la musique.
Intrigué, il la regarda placer la cassette. Puis il écouta avec surprise pendant une minute, parut déçu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un concerto de Bach. Ça ne te plaît pas ?
— Pas beaucoup.
À ce moment-là, Charlotte découvrit les longs roseaux massettes qu’elle avait cueillis durant l’été et placés dans un vase. Elle s’expliquait enfin le malaise qui l’avait effleurée à deux reprises.
— C’est bien Roso que tu t’appelles ? fit-elle en se contenant. C’est un drôle de nom.
Elle désigna les massettes dans le vase.
— Ce sont des roseaux. Aussi. Tu les as remarqués dès hier et tu as décidé que tu t’appellerais ainsi. Tu ne cesses de mentir. C’est comme pour ton prénom. Tu m’as demandé si Pierre me conviendrait. Et ce billet, hein ? C’est toi qui l’as écrit. Bien sûr il est trop tard pour que je te renvoie mais demain matin je te conduirai chez toi et j’aurai une explication avec tes parents. Et n’essaye pas de mettre le scooter en panne comme hier au soir. Je me méfierai.
Il la regardait la tête penchée sur le côté comme si son cou frêle ne pouvait en supporter le poids. Elle allait et venait, plus énervée que furieuse.
— Voilà, tu n’es qu’un menteur.
L’enfant se leva et se rendit dans la cuisine.
Elle résista quelques minutes, le rejoignit. Il avait déposé tous les vêtements d’Antoine sur une chaise, soigneusement rangés, repris les siens.
— Que fais-tu ?
— Je m’en vais.
— À cette heure-ci ? La nuit est tombée. Je te l’interdis.
— Vous n’en avez pas le droit. Si vous m’empêchez de sortir, je me plaindrai.
— À qui ? le défia-t-elle.
— Aux gendarmes.
— Très bien, on va leur téléphoner tout de suite dans ce cas. Je vais leur signaler que j’ai trouvé un petit garçon, qu’il ne veut dire ni son nom ni où il habite, que je suppose qu’il est en fugue. Ils viendront te chercher et sauront bien te faire parler eux.
Elle claqua la porte, traversa le living pour fermer à clé celle qui communiquait avec la grange puis celle donnant directement à l’extérieur. Truc suivait ses allées et venues avec inquiétude. Il détestait que l’on élève la voix. Elle s’assit près du téléphone, prit l’annuaire du Doubs. La gendarmerie se trouvait à Mouthe. Elle nota le numéro sur un papier, referma l’annuaire. Relevant les yeux elle l’aperçut à la porte de la cuisine qu’il avait ouverte en silence. Il paraissait attendre tranquillement.
— Est-ce que tu es décidé à partir ?
— Si vous téléphonez, oui. Ils viendront et diront que vous les avez dérangés pour rien.
Elle fut prise de panique. Les gendarmes furieux pouvaient rencontrer Michel ou Bouvet. Ils épilogueraient, concluraient qu’elle ne supportait pas la solitude, avertiraient peut-être son mari. Guy ne lui pardonnerait pas d’avoir créé cette agitation. Il détestait le scandale, se faire remarquer.
— Je ne vois pas comment tu pourrais sortir, dit-elle. Tout est fermé.
— Oh ! Je sortirai, dit-il.
Il ouvrit sa cape et elle vit qu’il tenait un couteau à découper dans la main. La lame vers le haut, légèrement oblique et non maladroitement comme elle aurait pu le faire elle. Elle frissonna sur tout le corps.
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