Plus loin elle se souvint que l’oie était toujours en sa possession. Elle fut tentée de s’arrêter, de la jeter de l’autre côté des congères qui bordaient la route mais ne put s’y résigner. Et dès lors elle décida de la préparer. Elle boirait le calice jusqu’à la lie, ferait dorer la bête dans le four, emplirait la maison de son fumet de cuisson.
Elle prépara une farce à sa façon puisque l’enfant avait parlé d’oie farcie, en fourra la volaille, ferma l’ouverture avec une aiguille et du fil. Peut-être que l’odeur ferait revenir Pierre ? Et, bien avant, Truc.
Vers midi il y eut quelques flocons légers, juste un avertissement. Elle ouvrait la fenêtre de la cuisine toutes les cinq minutes pour lancer un coup de sifflet. Mais le chien restait invisible. Ce n’était pas la première fois qu’il filait ainsi. Elle ne s’inquiétait pas trop pour le moment, espérait qu’il serait là avant la nuit. Sinon, pour la première fois depuis longtemps, elle serait seule dans cette maison isolée.
Lorsqu’elle la sortit du four, Charlotte admira l’oie comme un chef-d’œuvre. En piquant sa chair il en coulait un jus délicat, preuve qu’elle était bien cuite. Il lui était impossible d’en détacher la moindre parcelle sans avoir l’impression d’en détruire l’harmonie. Elle la plaça au centre de la table, sur un grand plat en grès rustique, très heureuse de l’avoir si bien réussie. Elle se contenta d’un sandwich au pâté et d’un verre de rouge. Elle ne regrettait plus de n’avoir pu s’en débarrasser. Quant à la découper pour la fourrer au congélateur, quelle idée saugrenue !
À quatre heures elle longea l’orée du bois avec le scooter, espérant que Truc reconnaîtrait le moteur de l’engin et accourrait, mais ce fut encore plus triste qu’elle rentra chez elle. Pour se consoler, elle imagina que le chien avait suivi sa trace jusqu’au village puis s’était rendu à la ferme Lamy.
Le ciel bas hâta la venue de la nuit mais il ne neigeait toujours pas. Elle ne pouvait se résigner à tirer les rideaux, espérant toujours que Truc ferait crisser les vitres sous ses ongles. Mais l’écran noir des fenêtres lui fut vite insupportable et elle se calfeutra chez elle. Elle occupa son temps à allumer du feu dans la cheminée. Le tirage se fit très mal et un peu de fumée envahit le living, montant vers les poutres noires.
Le téléphone la fit sursauter. Elle ne reconnut pas tout de suite la voix du docteur Rolland qui lui demandait de ses nouvelles. Quelle étrange idée à un pareil moment !
— C’est mon mari qui vous a demandé de m’appeler ?
— Je vous assure…
— Je ne suis pas dupe, fit-elle sèchement.
— Il est normal qu’il s’inquiète. Vous êtes seule à La Rousse et il va encore neiger. Elle ne tombe pas, là-haut ?
— Pas encore.
— Demain je dois monter voir une malade. Voulez-vous que je passe vous faire une visite ?
Elle se hérissa :
— Je dois sortir.
— Toute la journée ?
— En principe oui.
— Je prendrai mes risques, dit-il gaiement. Sauf s’il y avait trop de neige évidemment. Votre route n’est jamais déblayée dans les premières… Le scooter marche toujours ?
— Tout va bien, dit-elle. Le scooter et moi-même.
— Et Truc ?
— Également, répondit-elle froidement.
— Bon, peut-être à demain alors…
— Bonsoir, docteur.
Pourrait-elle être libre de faire ce qui lui plairait, un jour ? Sans que les voisins, son mari, son médecin et qui d’autre encore s’inquiètent d’elle, la surveillent ? Guy devait se poser des questions. Elle avait refusé de recevoir les Gardet et demandé qu’il apporte les jouets d’Antoine. Pour lui, l’homme perfectionniste type qu’un nœud de cravate mal fait agaçait, c’était trop. Et il réagissait. Peut-être avait-il téléphoné au café du village également. Ce gosse en cape noire, cette oie de quatre kilos s’ajoutaient au reste. Il avait commencé par le docteur mais si ce dernier ne la trouvait pas à La Rousse le lendemain et l’en informait, peut-être avertirait-il les gendarmes. Pourquoi pas ? La société, la sienne, lui offrait tant de possibilités pour surveiller une femme, SA femme, et au besoin mettre un terme à ses excentricités. Non, pas les gendarmes, tant qu’il pourrait éviter le scandale. Parfois il lui donnait envie de se mettre à crier de toutes ses forces, de hurler. Et c’était évidemment la dernière des choses à faire en présence d’un homme comme lui. Jouer au jeu épuisant du self-control. Toute une vie. Elle était trop vulnérable par ailleurs, irritante. En fuyant Dijon, le monde où évoluaient Guy et sa famille, elle n’existait déjà plus. Et son mari allait s’en rendre compte sous peu si ce n’était déjà fait.
Malgré la neige qui tombait en flocons serrés elle repartit dès qu’elle y vit suffisamment clair, atteignit le bois d’un coup, pénétra sous les sapins. Il ne neigeait plus à l’abri des grands arbres. Elle suivit une allée très droite qui montait légèrement vers le Mont-Noir. Elle savait qu’il y avait une maison forestière, du moins une construction dans cette direction mais n’avait aucune notion de la distance. Mais que ferait Truc là-bas ?
Cependant la traversée d’une clairière très enneigée refroidit ses intentions. Elle siffla à plusieurs reprises, lança le nom de son chien sous les grands arbres, ne réussit qu’à faire tomber de larges plaques des branches courbées des sapins. Soudain elle prit peur. Peur de ne pas reconnaître son chemin, peur de tomber en panne et qu’on ne la retrouve jamais, peur de l’indéfinissable. Le silence du bois lui parut soudain trop feutré comme si la nature tout entière retenait son souffle. Maladroitement elle courut vers le scooter, manœuvra nerveusement pour reprendre l’allée. Lorsqu’elle atteignit l’orée, elle se rendit compte que la neige qui tombait formait une épaisse muraille blanche et que ses traces de l’aller avaient disparu. Pour une fois elle bénit son mari qui avait pris soin de glisser une boussole dans la trousse à outils. C’est grâce à elle qu’elle retrouva La Rousse, non sans mal d’ailleurs, car elle passa à proximité à deux reprises et ce n’est que la troisième fois qu’elle reconnut le chemin qui conduisait de la route à la vieille ferme. Une fois dans la grange, elle eut l’impression de sortir d’un monde blanc imaginaire et sinistre, se déchaussa et pénétra dans le living sur la pointe des pieds.
— Pierre !
L’enfant sursauta.
— Vous m’avez fait peur, dit-il. Je ne vous ai pas entendu rentrer.
— Tu n’as pas entendu le scooter ? demanda-t-elle.
C’était possible. L’enfant était penché vers le feu de la cheminée. Il avait dû le ranimer tout en évitant de mettre autant de bûches que la dernière fois. Lorsqu’elle arrivait dans la grange, elle coupait les gaz et le scooter avançait sur sa lancée. La neige tombant en si gros flocons formait un écran d’insonorisation.
— Depuis quand es-tu là ?
— Oh ! Je vous ai vu partir avec votre engin, vers la forêt. Où alliez-vous ?
— Je cherche Truc, avoua-t-elle sans oser le regarder dans les yeux.
— Il a disparu ?
— Depuis hier matin.
— Tant mieux, dit-il. Il était méchant. Je suis sûr qu’il est parti à ma recherche pour me mordre.
Charlotte ferma les yeux. Elle était épuisée par sa sortie, sa panique. La neige l’essoufflait toujours lorsqu’elle tombait ainsi, abondamment.
— Écoute, Pierre… Truc n’est pas un chien méchant… Il n’a jamais cherché à te mordre. Si tu veux me faire plaisir, parlons d’autre chose… Dis-moi où tu étais passé. Tu es parti depuis mercredi matin.
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