— Vous devez avoir soif.
La jeune femme but d’un trait et s’appuya contre la roche. Un soleil brûlant inondait l’entrée de la mine. À travers les buissons, on apercevait un bout de route, quelquefois un des rares véhicules qui montait vers le Parador ou en revenait.
— Vous pourrez marcher normalement dans trois jours.
Odile chercha les yeux du garçon.
— Que comptez-vous faire de moi ?
Il se tourna vers Chiva. Le cul-de-jatte souriait tout en faisant sauter un briquet en or dans sa main.
— Eh bien ! nous vous laisserons un soir pour fuir le plus loin possible. Vous n’aurez plus qu’à alerter le premier automobiliste qui vous conduira à la police. Vous ne tarderez pas à retrouver votre ami qui sera alors certainement sorti de clinique, si la radio a dit vrai.
Elle savait que Roger avait été découvert dans la voiture accidentée, et que son état n’inspirait aucune inquiétude. Quelques jours de clinique devaient le remettre sur pied.
— Nous avons tout loupé cette nuit-là, avait commenté Chiva. Je n’ai même pas pensé à fouiller dans le portefeuille de votre ami.
Leurs relations auraient pu paraître étranges à quiconque les aurait surpris, mais Odile ne s’en étonnait pas. Les deux hommes l’acceptaient comme un coup inévitable du destin. Chiva l’avait poussée dans le panier et Vergara avait ensuite refusé de la jeter dans le précipice. Devant cette preuve de leur faiblesse, les deux hommes n’éprouvaient même pas du dépit, encore moins du soulagement. C’était ainsi et la vie se renouait une fois encore et changeait de sens.
Le lendemain, alors que les soins de Vergara atténuaient sensiblement ses souffrances, ils lui avaient raconté joyeusement leurs crimes et leur façon de vivre.
— À la police, il suffira de donner le numéro de la camionnette et d’expliquer que je suis cul-de-jatte, disait Chiva. Ils sauront vite à qui ils ont à faire. Je ne pense pas que nous puissions tenir plus de quinze jours.
Il tourna la tête vers la cage de Tico.
— Peut-être me le laisseront-ils dans ma cellule. Mais une cage dans une autre cage, est-ce possible ? Il faudra peut-être que j’ouvre la porte, mais un canari ne peut pas vivre avec les oiseaux sauvages. Peut-être accepteriez-vous de le garder.
— Si j’étais morte, vous n’auriez plus aucun problème.
— Il y aurait votre ami, et puis l’enquête. Trop de voitures de sport sont tombées dans des ravins ces temps derniers.
Odile n’arrivait pas à ressentir de l’horreur en face de ces deux hommes que d’autres auraient pu qualifier de monstres. Elle n’était même pas étonnée de les découvrir après dix jours d’un voyage hallucinant dans les zones les plus déshéritées de l’Espagne. Celles dont les cartes officielles écartaient les touristes, en oubliant parfois le tracé d’une route ou en exagérant les difficultés que l’automobiliste pourrait rencontrer en visitant telle ou telle région. Ces taches noires demeuraient même parfois ignorées de l’Espagnol des villes. Du moins le disait-on, comme on affirmait que les Allemands moyens ignoraient tout des camps de la mort. Et ces deux hommes, criminels en toute innocence, lui paraissaient comme rescapés de l’époque arriérée que ce pays, en pleine évolution, ne pourrait résoudre avant des générations faute d’une certaine générosité.
Elle savait tout, avait suivi la lente préméditation de leurs crimes, depuis leur départ de la côte jusqu’à l’accident qui s’était produit sous leurs yeux. Il y avait cette route introuvable, mythique qu’ils avaient longuement cherchée. Don Pedro, le propriétaire de leur dernier puits, s’était légèrement débarrassé d’eux avec ce renseignement dont il n’aurait pu dire lui-même s’il était vrai ou non. Durant des jours, ils avaient erré avec, dans la tête, l’idée de cette route en construction et le travail qu’ils pourraient y trouver.
Puis, d’un seul coup, tout avait basculé et sans transition, avec juste quelques hésitations bien normales, les deux hommes faisant appel à leur seule imagination, puisqu’ils ne pouvaient compter sur les autres pour les tirer de leur misère, avaient trouvé la solution.
— Pourquoi les voitures de sport ?
— Elles ne contiennent jamais beaucoup de monde, souvent que des couples dont les portefeuilles et sacs sont bien garnis.
Elle avait souri de cette naïveté, n’avait pas jugé utile de leur parler de chèques de voyage, de ces centaines de milliers de pesetas qui leur avaient échappé.
— On voulait acheter un magasin d’oiseaux, dit Chiva. Enfin, pas seulement d’oiseaux. Des petits animaux aussi. Dans une ville de la côte.
Vergara perdit son sourire.
— Oui. Mais nous avons manqué notre coup l’autre soir. Ça ne pouvait pas réussir indéfiniment.
— Surtout que nous avions eu un avertissement, ajouta Chiva. L’après-midi même, avant l’accident, la radio s’étonnait de la similitude de ces accidents. Nous aurions dû en tenir compte.
— Nous pourrions vous tuer, dit Vergara. On ne découvrirait votre cadavre que plus tard, et personne ne connaîtrait notre signalement.
— Le mien surtout, dit Chiva en allumant une cigarette.
— Nous pourrions aller acheter notre magasin à Cadix. Voulez-vous une cigarette américaine ? Nous en avons trouvé dans une de ces valises, une pleine cartouche.
Il alla en chercher un paquet.
— Pourquoi ne me tuez-vous pas ?
— L’autre soir, dit Vergara en la fixant dans les yeux, il n’y avait rien de plus facile pour moi. Vous étiez inerte dans mes bras. Je n’avais qu’à approcher du vide et lâcher tout. Je ne l’ai pas fait. Il y a quelque chose en moi qui m’empêche désormais de vous tuer, et ne croyez pas que c’est de la pitié. Je crois que je me suis déréglé comme un vieux mécanisme de pendule. Pourtant, Chiva et moi avons tué, et je me suis souvent battu à coups de couteau sans m’inquiéter du sort de ceux que j’ai pu blesser dans ces bagarres.
Chiva tirait coquettement sur ses jambes de pantalon pour qu’elles pendent dans le vide, s’efforçait de les rendre moins plates.
— Vous ne me demandez pas ce que je ferai si vous me libérez, remarqua-t-elle.
Vergara haussa les épaules.
— C’est tout simple. Depuis toujours, on s’est chargé de vous indiquer ce que vous aviez à faire dans telle situation. Nous, c’est complètement différent, et, hier au soir, j’aurais très bien pu vous laisser tomber dans le vide. D’ailleurs, si j’avais été logique, je l’aurais fait.
— Et vous pensez que, moi, je serai logique ?
— Vous ne pouvez pas faire autrement, dit Vergara. Dès qu’une voiture s’arrêtera pour vous porter secours, vous allez vous laisser aller au bien-être du confort et de la société retrouvée. En quelques instants, nous deviendrons des monstres pour vous, et vous crierez d’un seul coup : « Vite à la police ». D’un seul coup, votre monde vous aura reprise et vous en serez enchantée. La chair de poule sur votre peau, vous raconterez tout à un policier en donnant les détails les plus frappants.
— Et si je ne dis rien ? Si j’explique que je me suis perdue dans la campagne après l’accident, sous le coup du choc ? Si je dis que je ne me souviens de rien.
— Vous avez peur, señora ?
Elle fronça les sourcils.
— Vous vous méfiez et, à tout hasard, vous nous racontez ce que vous pourriez faire pour nous aider. Mais vous ne le ferez pas.
— J’aimerais le faire.
Vergara se tourna vers Chiva.
— Tu crois qu’elle aimerait vraiment ?
— Les gens sont curieux, dit l’infirme. Il suffit d’un petit rien pour les détourner de leur but. Un tout petit caillou, parfois. Je ne vois pas ce qui pourrait l’obliger à nous sauver.
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