Peu superstitieux, j’ai repris la chambre numéro huit. Le lit n’était pas fait et Agathe s’en occupa pendant que je rangeais mes affaires dans la penderie.
— Les gens ne jaseront pas ?
Elle haussa les épaules.
— Ils penseront quand même que nous couchons ensemble. Il paraît que tu étais mon amant en même temps que celui de Brigitte, et que la nuit nous couchions dans le même lit. C’est Paulette, la serveuse, qui a répandu ces informations dans le pays.
J’ouvris la fenêtre. Le pin se secouait toujours dans le vent et dans les derniers rayons de soleil. Je le désignai à Agathe.
— C’est un peu pour lui que je suis resté ici.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Je veux me reposer, oublier de dormir tout en veillant, ne pas me soucier parce qu’elle n’est pas rentrée ou parce qu’elle pourrait sortir en cachette. Ne plus sentir les relents d’alcool ingéré, ne plus voir une femme avec la gueule de bois.
— Pourtant, tu la croyais ici.
— J’avais besoin d’un prétexte.
— Tu viendras manger à la villa quand même ?
Pendant qu’elle faisait le repas du soir, je suis resté le plus longtemps possible sur la terrasse malgré l’air froid. Dans la salle, Agathe avait allumé un feu de bois et poussé tout contre une table ronde revêtue d’une longue nappe blanche. Seules les flammes éclairaient la pièce.
Quand elle revint, elle alluma deux petites lampes autour de la cheminée.
— Tous les soirs j’allumais le feu, même les nuits de grand vent. Je ne pouvais aller me coucher. Moi qui n’ai jamais été sentimentale, je t’attendais le soir comme dans les romans.
Brusquement j’avais faim. Je retrouvais le petit rosé et une chère qui n’était plus anonyme. Agathe persistait à être une autre femme. C’était de la magie. Et peu à peu je me détendais, je me laissais aller à une griserie qui puisait son origine dans le vin, mais aussi dans l’air ambiant, dans la beauté d’Agathe.
— Tu crois qu’il faut que je reprenne Paul ?
— Il vaut mieux. Sous ta dépendance, il sera bien obligé de se taire. Sinon il ferait comme Paulette.
— Que donne-t-il comme raisons à ses racontars ?
Je lui rapportai ce que m’avait dit Brigitte. Elle resta silencieuse.
— Ce sont des propos en l’air. Inutile de t’en affliger.
La soirée se prolongea auprès du feu. J’avais bourré ma pipe, geste que je n’avais pas fait depuis mon départ. Dans la cheminée, les souches de vigne craquaient en brûlant. L’heure tournait dans le silence. Nous ne parlions plus. Dans les yeux d’Agathe se reflétaient les flammes. Je lui ai posé une étrange question.
— Qui étais-tu avant ?
— Cette femme qui avait peur de la pauvreté, une autre Brigitte, plus volontaire peut-être. Barnier avait de l’argent et me donnait les moyens de m’affirmer, d’être servie.
Jusqu’au bout de cette première soirée, elle a cru que je resterais. J’ai rompu le charme en me levant et en enfilant mon loden.
— Jean-Marc, reste.
— Non. Peut-être un jour.
J’aspirais vraiment à ma chambre, à une solitude qui me permettrait de faire le point dans la quiétude retrouvée.
Elle n’a pas insisté. Elle m’a accompagné sur la terrasse et la lumière extérieure a brillé longtemps après que je sois arrivé dans ma chambre.
Le radiateur électrique avait été branché lors de notre passage, à la fin de l’après-midi. Il faisait tellement chaud que j’ai ouvert les fenêtres.
Quel plaisir de m’allonger dans ces draps frais et de sentir le parfum de ce bon vieux pin ! Le vent avait tourné avec la nuit et venait du large. Toute la mer déferlait dans ma chambre.
Pourtant, je n’arrivais pas à dormir et j’imaginais Agathe se tournant elle aussi dans son lit, en rêvant de ce qu’aurait pu être cette nuit-là.
Mais j’avais aussi une autre préoccupation, et toute la journée cette question m’avait brûlé les lèvres. À plusieurs reprises, j’avais failli la poser à Agathe.
Je voulais simplement lui demander si Brigitte était vraiment repartie.
Dès le lendemain, j’ai cherché des traces de Brigitte. Il me fallait éviter de poser à Agathe des questions trop précises. Elle était trop fine mouche pour ne pas comprendre immédiatement le fond de ma pensée.
Toute la nuit cette idée m’avait empêché de dormir aussi profondément que je l’aurais désiré. Si Brigitte n’était pas repartie, c’est qu’Agathe l’avait tuée. Et son corps devait être caché quelque part. On lit partout qu’il est difficile de faire disparaître un corps. Encore plus pour une femme que pour un homme.
Le remords m’obsédait. Le fait était là. Si un tel drame s’était déroulé avant mon arrivée, j’avais fait de Brigitte une victime et d’Agathe une meurtrière. Je m’étais substitué au destin.
Je me suis levé tôt. Je me suis rasé, j’ai fait ma toilette à l’eau froide. Je n’ai pas toujours été habitué au confort. Pour me montrer qu’elle était réveillée et debout, Agathe avait ouvert les volets de la salle de séjour.
La villa sentait le café et j’aime cette odeur le matin en me levant. Agathe sortit de la cuisine en robe de chambre.
— Bonjour.
Elle me tendit sa joue et je l’embrassai en évitant de la serrer contre moi.
— Tu as faim ?
Quand elle s’assit, la robe de chambre s’ouvrit sur ses longues jambes. Elle était nue dessous. Mais elle se hâta de resserrer les deux pans de son vêtement.
— Bien dormi ?
— Oui. Et toi ?
— Comme toi.
Nous avons ri. Puis elle a été déçue.
— Tu t’es rasé là-bas ? Moi qui espérais t’entendre faire ta toilette dans la salle de bains. Cette maison manque de bruits familiers. Parfois, j’ai l’impression que le silence irradie jusqu’au dehors, et c’est insoutenable.
J’en profitai pour lui demander si elle avait de proches voisins.
— La villa blanche, que tu vois là-bas, est habitée par un vieux couple, et leur bonne aussi vieille qu’eux. Je crois qu’il y a plusieurs personnes au bord de la mer.
— C’est bien désert.
— J’y suis habituée.
— On pourrait crier sans que personne vienne.
C’était encore trop brutal. Pourtant, elle fit un effort pour plaisanter.
— Tu veux crier ?
Mais une sorte d’équivoque était née de mes paroles. J’ai essayé de la dissiper.
— Veux-tu que nous allions nous promener au bord de la mer ?
— Je vais m’habiller.
De grosses vagues roulaient sur le sable. La bande de plage entre la dune et la mer était plus réduite que l’été. Agathe m’expliqua que l’hiver c’était toujours la même chose. Nous avons marché vers le nord, en direction du Canal des Allemands, creusé durant l’occupation mais qui est en partie ensablé.
Nous nous sommes assis dans le creux d’une dune et peu après Agathe a posé sa tête sur mes cuisses. Je me suis penché vers elle. Ses yeux étaient fermés, mais sa respiration se pressait entre ses lèvres humides.
— Sommeil ?
— Je n’ai pas fermé l’œil de toute cette nuit. Plusieurs fois je me suis relevée pour sortir et venir te retrouver. Tu n’aurais pas pu me renvoyer.
Elle ouvrit les yeux. Je vais me répéter, mais ils avaient une fluidité étonnante. Ils étaient mouvants comme l’eau de la mer et leur couleur sombre avait des fonds marins. Aussi surprenant que cela paraisse, ils devenaient tendres.
— Jean-Marc, c’est fini. Tu resteras à la villa ce soir. Tu ne me quitteras plus.
Sa voix était caressante. Ma gorge se nouait et, en même temps, je me demandai si elle avait peur de me laisser seul la nuit entière dans rétablissement. Si Brigitte n’était pas repartie, son corps ne pouvait se trouver ailleurs.
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