Les paroles d’Agathe me revenaient :
— Rien ne l’empêchera de boire. Ni le bonheur, ni le désespoir.
Et puis aussi :
— Mais elle aussi se sent liée à toi. Il faut qu’elle revienne.
Peut-être avait-elle obscurément conscience que je luttais pour la sauver, et qu’en me quittant ce serait pour elle la vertigineuse descente, la rapide dégradation.
Rien ne pourrait m’empêcher de tout tenter.
Une nouvelle fois, je me suis penché vers elle, vers ce néant d’où montaient des relents d’alcool. Et je savais qu’elle dormait tranquillement parce qu’elle percevait ma présence. C’était moi qu’elle avait appelé tout à l’heure. Non Henri ou n’importe quel autre.
Peut-être m’avait-elle déjà trompé, mais c’était la première fois que je m’en apercevais. Et je ne lui en voulais pas. J’étais décidé à ne lui faire aucune scène le lendemain. Elle ne se souviendrait d’ailleurs que de bribes, et je serais obligé de tout reconstituer pour lui faire constater son ignominie. À quoi bon ?
J’ai quitté la chambre. Il était trois heures du matin et en bas l’ambiance était toujours aussi élevée. J’ai rejoint ma place au piano. Il y avait deux heures que je l’avais quittée environ.
Agathe était dans la salle. À plusieurs reprises, elle a longuement regardé dans notre direction. À tel point que les autres musiciens en étaient importunés.
— La voilà encore qui nous lance des regards sombres. Tu lui as fait quelque chose ? me demanda l’accordéoniste.
Je me suis contenté de sourire.
— Elle t’en veut d’avoir quitté ta place.
— Elle est au courant.
Il m’a regardé avec admiration.
— Tu as osé lui demander la permission ? Moi, elle me glace. Tu n’étais pas bien ?
Mais il n’a pas attendu la réponse. Il était un peu ivre comme les autres.
Paulette, la serveuse, est revenue m’aguicher. Elle aussi paraissait éméchée.
— Ce tango, nous le faisons ? Vous me l’avez promis.
Je n’étais pas d’humeur à danser. Je l’ai envoyée promener avec une certaine brutalité. Tout de suite, elle s’est rebiffée avec vulgarité.
— On le sait que vous êtes jaloux et que votre amie a passé toute une nuit avec un gars venu de Béziers dans la villa de la patronne !
Tous les musiciens et les clients assis non loin de l’estrade l’ont entendue. Ce sont des détails dont les gens se souviennent.
— Sa maîtresse se cuite et le fait cocu avec n’importe qui ! lança-t-elle à une table. Les occupants se mirent à rire en me regardant.
Elle s’excitait et l’accordéoniste m’a fixé avec intention. J’ai abandonné mon tabouret et je me suis dirigé vers la serveuse.
— Ne me touchez pas.
— Venez avec moi, ai-je dit entre mes dents. Nous allons voir madame Agathe.
Prévenue qu’il se passait un incident dans la salle, elle venait d’apparaître. J’ai poussé Paulette devant moi. Agathe, nous voyant venir, a tourné le dos et nous a attendus dans le corridor.
— Que se passe-t-il ?
Je le lui ai expliqué. La fille commençait de sangloter en disant qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait.
— Écoute-moi, mon petit, tu vas filer. Le plus loin possible. Si tu essayes de te placer dans la région, je le saurai.
— Madame, je n’ai pas voulu.
— File tout de suite. Tiens, pour ta soirée.
Normalement, elle était engagée pour toute la période des fêtes.
— Allez, ouste !
Quand nous avons été seuls, Agathe a posé sa main sur mon bras.
— Jean-Marc, tu as bien fait… Tu ne pouvais pas me faire plus de plaisir.
Mais elle n’a pas essayé de se coller à moi, de me retenir. Je ne l’aurais pas supporté. Je me dégoûtais d’être responsable du renvoi de la serveuse, mais Agathe m’écœurait encore plus.
Par la suite, je devais me maudire d’avoir eu besoin d’elle ce soir-là. Il aurait mieux valu que je calotte la fille devant tout le monde. Cet incident devait avoir beaucoup d’importance, car Paulette raconta partout sa mésaventure, se donnant le beau rôle. C’est ainsi que naquit la légende qui me donnait non seulement Brigitte, mais aussi Agathe pour maîtresse.
D’un seul coup nous nous sommes retrouvés tous les trois. Corcel venait de partir. Connaissant mon pouvoir sur Agathe, je lui ai flanqué la trouille. Je me suis payé cette petite revanche.
Tout le monde avait su que c’était moi qui avais fait renvoyer Paulette et que l’affaire n’avait pas traîné. Je ne pouvais plus voir le cuisinier depuis qu’il avait été raconter à Agathe que je les suivais, Brigitte et elle.
Au moment où il montait dans sa deux chevaux, je lui ai souri bizarrement.
— Vous revenez au printemps ?
— Bien sûr, m’a-t-il répondu. Où voulez-vous que j’aille ?
— Oh ! je demandais ça comme autre chose ! Mais j’ai un de mes cousins qui est chef cuisinier et qui cherche une place pour la saison prochaine.
Le pauvre bougre a eu tout le temps de se ronger au sang pendant ses deux mois de repos. Je devenais méchant. Je le reconnais aujourd’hui. Pire que méchant, hargneux comme un chien sauvage.
Ce matin-là, j’ai aidé Agathe à accrocher une large banderole sur le fronton de l’établissement. On en voyait les lettres depuis la route et ca nous évitait d’être dérangés. « Fermeture annuelle. »
Je ne reconnaissais plus la jeune femme. Elle avait perdu son arrogance, cette joie mauvaise de vivre, de commander, d’être belle, qui était sa force quelques jours auparavant. Et j’ai fini par croire qu’elle m’aimait et que c’était à l’origine de cette transformation.
Je profitai du climat nouveau pour surveiller étroitement Brigitte et l’empêcher de boire. Pendant une semaine elle m’écouta avec une certaine humilité. Elle avait voulu m’expliquer ce qui s’était passé avec Henri, mais j’avais coupé court à cette confession.
— Nous allons essayer de repartir à zéro.
Elle a cru à mon pardon. Je ne pouvais quand même pas oublier.
Un soir, je la surpris en train de piller la cave. Agathe était sortie avec la fourgonnette. Mon amie avait refusé de la suivre. J’étais allé me promener au bord de la mer mais le froid m’avait fait rentrer plus tôt.
Pour accéder à la cave il fallait passer par la cuisine. Elle s’était procuré la clé de la petite porte du côté. Quand je la retrouvai, elle avait déjà mis de côté une bouteille d’apéritif et un flacon de triple-sec.
J’ai dû faire un puissant effort pour ne pas la battre, la piétiner. Sans un mot, nous sommes remontés dans la salle et, quand Agathe est rentrée à la nuit, elle nous a trouvés plongés dans un silence morne. Je faisais une réussite sur un coin de table et Brigitte tricotait le fameux pull-over qu’elle ne devait jamais finir.
La jeune femme portait un pantalon, un gros pull et une veste en daim. Alors que la plupart des femmes paraissent déguisées dans cette tenue, elle était élégante.
Amenant avec elle une bouffée d’air frais, elle nous a regardés en souriant sans aucune ironie. Comme si elle était heureuse de nous retrouver.
— Il fait bon ici. Jean-Marc, voulez-vous me verser quelque chose de sec ? Un Cinzano avec du gin par exemple ?
Ce n’était pas un ordre. C’était plus intime, plus chaud. Et ces simples mots réveillaient ce désir qu’un jour je croyais avoir profondément enseveli au fond de moi-même.
Je lui apportai son verre.
— Et vous ?
— Merci, ça va bien.
Pour éviter toute tentation à Brigitte, je m’abstenais de boire.
— Brigitte ?
— Non.
Agathe buvait à petits coups gourmands. Et je fixais mon amie. J’ai vu l’envie, l’envie féroce de boire naître sur son visage. Et c’était épouvantable. Ses yeux, sa bouche n’étaient plus les siens. Elle était devenue d’une pâleur de morte, puis d’un seul coup ses joues se sont enflammées. Je souffrais pour elle.
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