Lorsqu’elles remontèrent en voiture, la petite fille se retourna jusqu’à ce que la maison disparaisse.
— Nous retournons à Saint-Mandrier ?
— Jusqu’à demain.
— Parce que tu as promis au commissaire ?
— Oui. Mais, demain, nous chercherons un autre camping.
— À cause des journaux ? Ils vont parler de nous ?
L’été commençait à griller les collines, et des bouffées alourdies de senteurs fortes pénétraient dans la voiture. Sylvie fermait à demi les yeux pour les respirer.
— Comme ils ont dû être heureux, dans ce coin-là ! Si ce journaliste n’était pas venu les déloger…
Le mot « heureux » frappa douloureusement Céline. La petite fille réalisait avec moins d’hypocrisie qu’elle ce qu’avait pu être la vie des deux hommes. En six mois, ils avaient découvert, ensemble, un monde nouveau, des odeurs, des gestes, d’autres fatigues, d’autres sujets de conversation, peut-être de méditation, un autre code de coexistence, des raisons de survivre où le passé, ce passé que sa fille et elle représentaient, n’occupait plus qu’une place médiocre. Elle s’en effraya, ralentit et finit par arrêter la voiture.
— Maman, tu, ne te sens pas bien ?
— La chaleur…
— Il faut rouler jusqu’en bas, il y a des arbres. Nous ne pouvons pas rester ici.
De nouveau, à cause de l’expression vague du regard, la petite fille craignait de perdre sa mère, comme au cours des derniers mois où Céline dérivait dans le quotidien, un sourire mécanique aux lèvres pour rassurer sa fille.
— Repartons, répéta-t-elle d’une voix calme, sans s’affoler. Nous sommes dans une fournaise.
Les gestes mous, empêtrés dans une ambiance où la réalité et la pensée se mêlaient en un grand vertige, elle passa la première. La voiture fit un bond en avant, cala. Pendant une longue minute, le démarreur donna l’impression de racler dans le vide, puis le moteur s’emballa. Céline réalisa que son pied pesait de toutes ses forces sur l’accélérateur. Elle le retira, passa sa vitesse, sourit pour rassurer l’enfant qui ferma les yeux. Tout recommençait comme avant, et sa mère reprenait le masque aux traits figés.
Elle ne s’arrêta pas sous les ombres des arbres fruitiers, tourna à gauche sans marquer le moindre ralentissement, en direction de Gréoux-les-Bains. Dans cette bourgade, au lieu de continuer vers Barjols, elle prit à droite en direction de Manosque. Sylvie préféra garder les yeux fermés. Sa mère conduisait d’étrange façon, comme si elle n’avait plus la force de tenir son volant. Avec une lucidité tranquille, la petite pensait qu’elles allaient peut-être mourir ce jour-là.
Pour garder le contact avec le commissaire Lefort, Pesenti était décidé à séjourner vingt-quatre ou quarante-huit heures à Manosque. À son retour de Labiou, il alla déjeuner chez le correspondant local, et c’est là que le policier parisien lui téléphona.
— Passez à la gendarmerie au début de l’après-midi. J’ai besoin de vous parler.
— Autant vous dire que M me Barron ne m’a pas appris grand-chose, répondit prudemment le journaliste.
— Venez quand même, insista sèchement Lefort.
À la gendarmerie, Lefort disposait d’un bureau. Son adjoint Tabariech s’y trouvait également.
— Je ne cherche pas à vous forcer la main, mon vieux, déclara le policier. Votre impression générale peut nous aider à comprendre toute cette affaire.
Pesenti s’assit en face de lui.
— Je vous croyais uniquement intéressé par son arrestation. Jusqu’à présent, l’enquête et la recherche du mobile sont restées dans l’ombre.
— J’ai besoin de comprendre certaines choses. Le gosse se vante d’avoir accompli un meurtre justifié. Pourquoi s’est-il enfui, dans ce cas ? J’ai eu affaire à des types qui faisaient leur propre justice. Ils attendaient la police d’un pied ferme.
Tabariech renchérit :
— Si son père l’a accompagné, peut-être même poussé à filer, c’est que lui aussi n’est pas convaincu par les affirmations de son fils.
— M me Barron se pose également des questions à ce sujet, ne m’a pas paru farouchement partisane de cette version des faits. Mais, surtout, elle voudrait connaître l’opinion de son mari.
— Elle vous a interrogé à ce sujet ?
— Ça doit la ronger. Enfin, c’est l’impression que j’en ai gardée.
— De plus, elle ne supporte plus d’être séparée de Barron, affirma Lefort. Après six mois de dépression, elle a réagi brutalement. Jusqu’à présent, elle s’est montrée assez habile pour nous dissimuler ses intentions, mais, un jour ou l’autre, sous peu, elle craquera. Nous venons d’apprendre qu’elle dispose d’une somme très importante. Près de huit millions anciens. Elle essaiera de leur remettre cet argent par n’importe quel moyen. Si elle réussit, ils passeront à l’étranger et nous aurons perdu.
Pesenti revoyait la scène dans la petite maison du hameau de Labiou, plus particulièrement le moment où il l’avait presque forcée à examiner la photographie de Fernand Lanier. Sa répugnance s’expliquait, certes, mais il en gardait un souvenir perplexe.
— Vous avez enquêté sur la victime ? Quel genre de type était-ce ?
— Ses supérieurs étaient très satisfaits de lui, répondit brièvement Lefort.
Ce qui amena un sourire amusé sur la bouche de Pesenti.
— Vous ne jouez pas franc jeu. L’esprit de corps est très développé, dans ces compagnies de choc. Vous avez bien fait une enquête ? Il était marié, père de deux gosses… L’opinion de ses voisins ?
— Rien de particulier à signaler.
Le voyant aussi réticent, Pesenti jugea inutile d’insister. Il pourrait obtenir quelques renseignements en téléphonant à quelques collègues parisiens.
— Comprenez-moi, Pesenti. Les réactions d’un homme dans son milieu familial et dans l’exercice de sa profession ne sont jamais les mêmes. On a vu des chefs très sévères, injustes, même, se laisser mener par le bout du nez une fois chez eux.
— Voulez-vous dire que pour Lanier c’était le contraire ?
Lefort échangea un regard avec Tabariech qui fit une moue d’incertitude.
— Bon. Lanier était un vrai tyran domestique. Tout filait droit, chez lui. Sa femme comme les gosses.
— Il les tabassait ?
— Personne n’en sait rien, mais il y avait des scènes violentes, des cris et des pleurs. Vous l’auriez appris facilement en téléphonant à vos confrères parisiens. Autant que je vous le dise. Mais, ensuite, c’était l’homme le plus calme du monde. Pas du tout porté sur la bagarre. La preuve : dès qu’il l’a pu, il s’est fait affecter à un service administratif, et il a fallu les barricades pour le sortir de son rond de cuir et de son bureau. Pour une seule nuit, d’ailleurs, car, ensuite, il a été affecté à Beaujon.
— Le gosse a fait un séjour à Beaujon.
— Il paraît, mais on n’en a pas retrouvé trace. Je me demande si ce garçon ne s’est pas un peu vanté. Mais, vous pouvez me croire. Nous avons interrogé tous ses camarades de travail, ses fréquentations. Personne ne s’est plaint de lui. Au contraire, c’était un compagnon agréable. Il allait jouer à la belote dans un bistrot du quartier.
— Et sa femme ?
Lefort fit la grimace.
— Pas jojo. Non seulement moche, mais pas très propre et larmoyante.
— Moi, j’ai eu l’impression qu’elle picolait en douce, intervint l’inspecteur. De toute façon, elle n’avait pas l’air de regretter son mari. Oh ! elle pleurnichait, bien sûr, mais sans grande conviction. Quant au gosse, il s’en foutait complètement, que le paternel ait été descendu.
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