— Ton voyage ?
— Aucune importance. De toute façon, vous serez bien obligés de filer, un jour ou l’autre. Où irez-vous ?
— Aucune idée, avoua Hervé. Je pensais, en quittant Labiou, passer l’été dans des campings. Nous pourrions acheter des vélomoteurs pour nous déplacer facilement et par n’importe quel chemin. J’ai suffisamment d’argent pour tenir jusqu’à l’automne.
— L’étranger ?
— Difficile. L’Italie ou l’Espagne. Avec nos cartes d’identité, ce serait possible, à la condition de nous déplacer assez souvent. Ce serait moins dangereux qu’en France, mais nous avons moins de possibilités d’y gagner notre vie. Je pensais recommencer l’expérience de Labiou, mais dans un autre coin. Les Cévennes ou le Sud-Ouest, mais je n’ai aucun tuyau. Pour Labiou, je connaissais le propriétaire des ruines.
— Et un bateau ? Vous vous y connaissez tous les deux en navigation. On doit trouver une bonne occasion. Je suppose que le tien est sous surveillance ?
— Et, de plus, il est encore en hivernage.
Paulette tirait doucement sur sa cigarette, épiant leurs réactions. Daniel avait roulé le journal et tapotait l’un de ses genoux avec. Son père raclait le bout de sa cigarette sur le bord du cendrier en terre cuite. C’était un de ses gestes habituels.
— Ton but, c’est quoi ? Gagner du temps ? Soustraire complètement Daniel à toute recherche ?
Il parut respirer à fond, comme pour se jeter à l’eau.
— En définitive, je n’en sais rien.
— Tu as eu une réaction de chatte qui chope son petit par la peau du cou et va se terrer dans un coin à la moindre alerte. Maintenant, vous feriez mieux de faire le point, l’un et l’autre.
Elle se tourna vers le garçon.
— Toi, Daniel ?
— Je ne sais pas. Au début, j’étais hébété, et j’ai suivi. Ils m’auraient vite arrêté, sinon. Après tout…
— Maintenant, tu as eu le temps de réfléchir. Tu peux, choisir librement. D’un côté, l’arrestation, le procès, au moins dix années de prison. De l’autre, une vie d’homme traqué, l’obligation, dans un avenir plus ou moins proche, de partir à l’étranger. Et je ne vois que certains pays d’Amérique du Sud qui refusent l’extradition. Le genre de pays où il est difficile de vivre.
Hervé quitta la table pour s’approcher de la baie. Daniel l’accompagna du regard, puis déroula son journal lentement.
— Inutile de vouloir répondre tout de suite. Je vous l’ai dit, vous pouvez rester ici quelques jours. Mais je crois raisonnable de penser que, lorsque vous en partirez, il vous faudra avoir choisi.
Plus tard, le jeune garçon alla s’enfermer dans la salle de bains, et Hervé, qui n’avait pas parlé depuis qu’il s’était installé près de la baie, s’adressa à Paulette :
— Je te remercie, dit-il. Pour tout, le pistolet, ton accueil. Si je me suis montré désagréable hier, oublie-le.
Elle mettait de l’ordre dans la pièce, enlevait les draps du divan.
— C’est surtout pour lui, je préfère ne pas te le cacher. Il me trouble, mais c’est normal qu’une femme de trente-cinq ans soit sensible à la beauté d’un gosse de vingt. Il me trouble, mais il m’intrigue aussi. Si, comme les journaux l’ont écrit, il a guetté cet homme pendant des jours avant de l’abattre, je ne comprends pas son attitude par la suite. Il pouvait, soit préparer soigneusement sa fuite, soit décider de se laisser arrêter. Si c’est dans un état d’esprit de justicier ou par choix politique qu’il a agi, son instruction, son procès lui auraient permis d’obtenir une certaine audience, de mettre en accusation la société. Que s’est-il passé exactement ?
— Il est rentré chez nous, m’a attendu pour me mettre au courant. Je suis rentré assez tard. Nous avons veillé toute la nuit, en attendant les premières informations du lendemain, les journaux. On était déjà sur sa piste.
— Preuve qu’il n’avait pas cherché à se cacher ?
— Ça s’est passé dans un quartier proche du nôtre, et il a été reconnu par plusieurs témoins.
— C’est incompréhensible, répéta-t-elle.
Puis, elle changea de conversation, lui demanda ce qu’il avait fait depuis le mois de mai.
— Oh ! rien de spécial. J’ai couru à droite et à gauche. Je voulais faire un film commercial. On m’avait promis de m’aider, mais tu connais le milieu… Je n’arrivais à rien. Je passais toutes mes journées à l’extérieur, une bonne partie de mes nuits aussi. Je me suis lié avec des tas de gens sans valeur, sans parole. Je me suis raccroché à eux comme à une épave.
— Et Céline ?
— Je ne sais pas. J’ai vécu pendant des mois auprès d’elle sans la voir, sans me soucier de ce qu’elle pensait.
Elle paraissait approuver de la tête.
— Maintenant, je comprends mieux ta décision. Tu avais trouvé un copain d’adversité, et quelqu’un à qui te raccrocher. Tu as dû te voir en ange gardien veillant sur lui. En définitive, c’est assez sympathique, non ? Un coup de jeunesse, en quelque sorte. Plus le besoin de recommencer une vie nouvelle, dangereuse. Après la noce plus ou moins crapuleuse, la vie au grand air, le western, quoi !
— Tu ne me ménages pas, mais c’est un peu ça. Mais, en même temps, ce n’est pas si simple. Soit, je joue aux gendarmes et aux voleurs, mais je ne risque pas grand-chose, moi. Ils n’oseront même pas me condamner pour complicité. Tiens, le journaliste qui a écrit l’article le pense, lui aussi.
Daniel rentra. Il avait rasé sa barbe, ne laissant qu’une moustache assez forte qui lui allait bien, le vieillissait de plusieurs années.
— Tu ne ressembles pas du tout à la photographie du journal ! s’écria-t-elle. Je te conseille d’en faire autant, Hervé. J’essaierai de te couper les cheveux. Lui, il vaut mieux qu’il les garde. Sur la photo, ils sont assez courts.
Le garçon la rejoignit dans la cuisine.
— De quoi parliez-vous ?
Elle lui sourit sans embarras.
— De toi. J’essaie de m’expliquer ce qui t’a pris, toi. Et puis, aussi, pourquoi ton père a pris cette décision de fuir.
— Tu n’approuves pas ?
— Je n’ai pas à donner mon avis. Je fais un bilan, si tu veux. C’est à la mode. Dis-moi, si ton père n’avait pas marché ? Qu’aurais-tu fait ?
Il ouvrit le frigo, se versa un grand verre d’eau minérale qu’il but d’un trait. Elle ne put ensuite détacher son regard de ses lèvres humides.
— Vous avez eu un choc similaire. Lui sombrait depuis six mois, n’arrivait plus à surnager. Toi, tu es allé jusqu’au bout de ta crise. Elle parut songeuse.
— Quelques mois de plus, et il n’avait plus la force de réagir. Peut-être aurait-il été conduit au suicide.
Ce qui la fit soupirer.
— Je vois mal une issue raisonnable. Désormais, vous avez besoin l’un de l’autre pour survivre.
— Plus que tu ne crois, murmura-t-il, énigmatique.
À l’intérieur de la petite maison, il n’y avait que Lefort, Céline Barron et Sylvie. À l’extérieur, Tabariech montait la garde devant la porte ouverte, maintenant à distance les quatre journalistes présents, dont Pesenti. Les gendarmes de la brigade locale fouillaient les ruines, cherchaient des indices, sans grand enthousiasme, sous le soleil féroce de cette fin de matinée.
Céline faisait lentement le tour de la pièce. Elle s’immobilisa devant la paillasse inachevée, ramassa une tomette pour l’examiner. Elle ouvrit une des deux portes. Sur un cadre de bois, un mince matelas servait de lit. Par terre, il y avait un sac de couchage ouvert et couvert de traces de souliers.
Il y avait une seconde chambre, mais le cadre de bois était dressé contre un mur et, au-dessus, on voyait le ciel.
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