Il termine tranquillement son verre, tandis qu’elle le fixe avec une grenade dégoupillée sous chaque paupière.
— Vous faites ce que vous voulez, répond-il enfin. Je m’en balance, pour tout vous dire.
Il se verse une nouvelle dose de bourbon et allume une clope.
— Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.
Derrière les volutes de fumée blanche, Cloé devine son sourire désinvolte.
— Vous êtes ignoble ! crache-t-elle.
— Vous n’êtes pas la première à me le dire. Soyez plus originale.
Cloé hésite à sortir. Reste le plan B. Risqué, certes, mais au point où elle en est…
Elle entre dans le salon, reste tout de même à distance. Il la toise avec amusement.
— Vous êtes encore là ?
— Je peux vous payer, propose sèchement Cloé.
Elle vient de le surprendre une nouvelle fois. Ses yeux le trahissent.
— Vous voulez dire avec de l’argent ? insinue-t-il d’un ton particulièrement odieux.
Elle reste bouche bée. Alexandre se met à rire doucement et avale le contenu de son verre.
— Évidemment, avec de l’argent ! Pour qui vous me prenez ?
— Vous croyez que j’ai besoin de votre blé ? Vous pensez que je fais la manche, peut-être ?
— Dites-moi combien vous voulez.
Elle est raide comme la justice. Gomez sent bien qu’elle souffre mais n’arrive pas à avoir pitié d’elle. Étrangement, plus elle s’enfonce, plus il a envie de lui appuyer sur la tête.
Si seulement elle pouvait ôter son armure, montrer sa peur. Si seulement elle pouvait le toucher.
Sauf que plus grand-chose ne peut le toucher.
— Je suis trop cher pour vous.
— J’ai beaucoup d’argent.
Il s’extirpe du canapé et la saisit par le bras pour la reconduire dans l’entrée.
— Je ne suis pas à vendre, assène le commandant en ouvrant la porte.
D’un geste brutal, elle se dégage de son emprise et passe une main sur son manteau, comme s’il venait de la salir.
— Puisque vous avez tant de fric, payez-vous un garde du corps.
— Vous aurez ma mort sur la conscience !
— J’ai tellement de choses sur la conscience, soupire Alexandre. Au revoir, mademoiselle Beauchamp.
Alexandre a presque fini la bouteille de bourbon.
Elle n’était pas pleine, monsieur le procureur…
Les pieds sur la table du salon, il achève son paquet de Marlboro.
Ça fait deux heures qu’elle est partie. Ou plutôt qu’il l’a jetée dehors. Il se demande où elle est. Il se demande surtout pourquoi il s’est montré si dur envers elle. Après tout, elle était venue s’excuser même si elle n’a pas su comment s’y prendre.
Sophie le contemple, au travers du nuage de fumée. Et son regard est sévère. Sans appel.
— Cette nana est insupportable, plaide Alexandre. Elle se croit tout permis et prend les autres pour ses esclaves !
Voilà qu’il parle seul, maintenant.
Ça lui arrive, depuis que Sophie l’a abandonné.
Il avale les dernières gorgées de Jack Daniel’s, balance le verre par-dessus son épaule.
— Elle n’a qu’à se démerder puisqu’elle est si forte !
Sophie continue à le dévisager, Gomez détourne son regard. Une indigestion de remords lui file la nausée.
Dès qu’il se lève, il voit les lignes droites se courber, des vagues s’échouer sur le mur. Il se retient au dossier du canapé, ferme les yeux. Même picoler, il ne sait plus.
Il titube jusqu’à la salle de bains, passe sa nuque sous le jet d’eau froide.
Il redresse la tête, s’affronte dans le miroir.
— Elle te ressemble, c’est vrai. Mais elle est si différente de toi…
Dans la cuisine, il avale un café serré. Puis un autre.
À quoi je sers ?
Cent fois, il s’est posé la question. Depuis qu’elle n’est plus là, il erre sans but dans un monde ravagé par son absence. Un monde après une catastrophe nucléaire où il fait malheureusement partie des survivants.
Un monde sans couleur, sans odeur, sans saveur. Sans pitié.
Un monde qui ressemble à l’enfer. À l’idée qu’il s’en fait.
— J’aurais tant voulu qu’elle soit comme toi !
Il retourne s’affaler sur son divan, fixe le mur qui n’a rien à lui apprendre. Il s’insupporte, en alcoolique désœuvré, vautré sur un canapé bon marché. La déchéance.
Il est au bord du gouffre.
Non, pas au bord. Suspendu par les pieds, il a déjà la tête dedans. Vue imprenable sur un abîme sans fond. Et il réalise que la seule chose qui retarde le plongeon, c’est la traque.
Bizarre de se dire que c’est un psychopathe qui tient la corde lui évitant de tomber.
Il enfile un blouson, récupère son Sig-Sauer et les clefs de la Peugeot avant d’éteindre la lumière. Tandis qu’il descend les étages en se cramponnant à la rampe, la voix de Sophie résonne dans son cerveau saturé d’alcool.
Ce n’est pas une raison suffisante pour la laisser mourir, mon amour…
Gomez entre dans sa voiture, met le contact.
— Tu as gagné, chérie, je retourne à la chasse. Je dois coincer ce fils de pute. Si je ne le fais pas pour cette hystérique, je dois le faire pour Laura.
C’est facile de trouver des prétextes, des alibis en béton. Gomez a juste peur de tomber dans le vide. Retarder le moment, voilà la seule chose qui lui importe.
Dans la vie, il y a des besoins vitaux. Essentiels, primaires. Qui nous rappellent que nous ne sommes rien d’autre que des animaux.
Parmi eux, un endroit où se sentir en sécurité. Un abri, un refuge. Un terrier, un gîte.
Quand cet endroit n’existe plus, on devient un animal traqué, la peur chevillée au corps.
Quand on ne se sent plus en sécurité nulle part, on devient un simple gibier. Une proie, qui fuit et se retourne sans cesse, ne trouvant plus le repos.
Cloé en a désormais conscience. Et ça fait mal. Terriblement mal.
Après avoir roulé plus d’une heure sur des routes tristes et glissantes, sans but et sans espoir, elle est revenue chez elle. Au point de départ. Parce qu’il faut toujours revenir.
Vous pouvez boucler vos valises et vous enfuir …
Abandonner son travail, renoncer au poste de directrice générale. À tout ce qu’elle a construit.
Disparaître, s’évaporer dans les brumes d’un matin froid.
C’est peut-être plus difficile encore que d’affronter la peur.
Elle est assise dans son living, le P38 à portée de main.
Pourquoi me l’a-t-il laissé ? Il aurait pu me le dérober pendant que j’étais inconsciente. Pendant qu’il… Il n’a même pas peur que je le blesse ou que je le tue. Il se croit tout-puissant.
Sans doute parce qu’il l’est.
Les pourquoi s’enchaînent à un rythme effréné. Ils rebondissent dans sa tête, se heurtent aux parois douloureuses de son crâne. Le principal, peut-être, c’est le pourquoi moi ?
Cette question rituelle quand le malheur frappe, quand on a l’impression d’être son unique cible.
Parce que je suis belle, sans doute. Attirante. Quelqu’un d’important. Parce que j’ai réussi, que j’excite les jalousies, la convoitise.
Un mets de choix, c’est certain. Un défi, un challenge. Ou une obsession.
On se rassure comme on peut. Trouver une cause, une raison.
Ce flic m’a laissée tomber. Comme Bertrand avant lui. Pourtant, j’ai fait de mon mieux. Pourtant, je me suis excusée.
Un salaud ordinaire.
Il a raison sur un point, elle devrait peut-être se payer les services d’un garde du corps ou d’un privé. Un mercenaire, mec costaud qui dormirait sur son paillasson toute la nuit. Bon chien de garde aux crocs puissants.
Le bruit de la sonnette fait presque éclater son cœur. Pourtant, l’Ombre ne s’annonce pas.
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