Elle n’essaie même pas de se dégager, consciente de n’avoir aucune chance.
— Vous ne comprenez rien. Vous vous croyez supérieure à tout le monde. Vous vous croyez parfaite… Ce malade ne vous a pas choisie au hasard, je crois.
— Qu’est-ce que vous en savez ? contre-attaque Cloé.
— C’est une évidence.
Cloé ravale une insulte. Elle sait qu’en ajoutant un mot, un seul, elle peut déclencher un cataclysme.
— Je peux même comprendre qu’on ait envie de vous démolir…
Le cœur de Cloé fait un tour sur lui-même, elle étouffe.
— Qu’est-ce qui se passe, mademoiselle Beauchamp ? Vous avez perdu la parole ?
Se taire et baisser les yeux, elle ne voit pas d’autre alternative. Ne pas attiser les braises rougeoyantes de sa colère. Celles qui éclairent son regard de dément.
Face à son silence, Alexandre recouvre son calme. Il passe une main derrière elle, s’empare du couteau et le jette dans l’évier.
— Faut pas jouer avec ça, dit-il. C’est dangereux.
Il s’éloigne enfin, Cloé respire à nouveau.
— Bonne chance, en tout cas ! lance-t-il depuis le couloir. Et encore merci pour le café.
Dès qu’il a fermé la porte, Cloé se laisse glisser jusqu’au sol. Il ne l’a pas touchée, elle a pourtant l’impression d’avoir été rouée de coups.
Elle se retrouve des années en arrière, immobile dans ce silence et cette hébétude qui succédaient à la violence.
Le crépuscule a pris une bonne heure d’avance. Le ciel est si bas, si lourd, qu’il semble prêt à crever les toits.
— Voilà, ça fait dix-neuf cinquante, madame.
Cloé tend un billet de vingt euros au chauffeur de taxi.
— Gardez la monnaie, dit-elle.
Elle rejoint aussitôt sa Mercedes, garée juste derrière la voiture d’Alexandre. En levant la tête, elle aperçoit un rectangle de lumière sur la façade éteinte. Il est donc chez lui.
Cloé joue nerveusement avec sa clef. Envie de déguerpir, sauf que…
Ça fait des heures qu’elle y pense. Pas le choix, il faut qu’elle y aille. Qu’elle lui parle. Même si la simple pensée d’une confrontation avec Gomez lui est insupportable.
Il le faut. Parce qu’elle n’a personne d’autre et qu’un maniaque l’a choisie pour cible.
Parce qu’elle est seule à en crever et qu’il est son unique espoir.
Parce que tout le monde la croit folle à lier. Tout le monde, sauf lui.
Parce qu’il est coriace, fort et intelligent. Un solide rempart entre elle et l’Ombre.
Reste à trouver les mots justes, ceux qui le feront flancher. Il faudra faire profil bas. Peut-être même user de son charme. Peu importe la façon, seul compte le résultat : le convaincre de redevenir son ange gardien.
Cloé se présente à l’entrée de l’immeuble plutôt modeste pour ne pas dire moche. La veille au soir, elle est rentrée en sonnant au hasard. Quelqu’un a fini par lui ouvrir.
Aujourd’hui, ça ne fonctionne pas. Misant beaucoup sur l’effet de surprise, elle veut à tout prix éviter de s’annoncer. Cette brute serait capable de la laisser sur le trottoir.
Heureusement, la providence lui sourit lorsqu’un couple sort du bâtiment. Cloé en profite pour s’y engouffrer et grimpe au deuxième étage. À chaque marche, ses tripes se nouent un peu plus.
Il ne pourra pas m’abandonner. Il n’en a pas le droit et je ne le mérite pas.
Arrivée à destination, elle réajuste sa tenue et sa coiffure avant de frapper trois coups.
Gomez n’est pas du genre à regarder par le judas ; Cloé s’en aperçoit dès qu’il ouvre la porte. Il est visiblement surpris.
— Tiens, tiens… Mademoiselle Beauchamp ! Quel vent mauvais vous amène ?
Il sort apparemment de sa douche ; cheveux encore mouillés, rasé de près. Vêtu d’un tee-shirt noir orné d’une tête de mort sur un vieux jean usé.
— Bonsoir… Je suis venue récupérer ma voiture.
— Elle n’est pas ici. Cherchez plutôt dans la rue.
Cloé retient un sourire. Plus nerveux qu’autre chose.
— J’en ai profité pour monter vous dire un mot.
— Quelle charmante idée !
Il s’appuie au chambranle, croise les bras.
— Vous ne m’invitez pas à entrer ? Ce n’est pas très poli !
— Je suis un grossier personnage, chuchote le commandant avec un affreux sourire. Et je meurs d’envie de vous claquer cette porte au nez. Alors magnez-vous de dire ce que vous avez à dire.
Cloé joue le tout pour le tout. Elle le bouscule et pénètre de force chez lui. Il aurait pu l’en empêcher, s’est laissé faire.
— Je ne veux pas discuter de ça sur le palier, ajoute-t-elle.
Gomez ferme la porte et se campe face à elle. Ils se tiennent dans une minuscule entrée, sorte de début de couloir sombre, qui ouvre sur un salon pauvrement meublé. Cloé est venue ici même la veille, n’en garde pourtant qu’un vague souvenir.
Elle n’ose pas s’aventurer plus loin.
J’ai réussi à entrer, c’est déjà ça.
— Alors ? Qu’aviez-vous de si urgent à me confier ?
— Je suis désolée, pour ce matin. Je n’aurais pas dû réagir aussi mal. Voilà, c’est tout.
Elle a l’impression qu’elle vient de se mettre à plat ventre.
— C’est tout ?… Je suppose que c’est le moment du script où je suis censé vous répondre que c’est oublié et que je suis à nouveau prêt à vous aider. C’est bien ça ?
C’est exactement ça. Alors vas-y, dis-le !
— Rien ne vous y oblige, réplique-t-elle.
— En effet ! Ravi de vous l’entendre dire.
— Mais c’est votre boulot, rappelle maladroitement Cloé. Et je suis sûre que vous avez envie de boucler cette enquête.
Elle lui sourit avec impertinence, voire insolence. Oublié, le profil bas.
— Ce que j’aime bien chez vous, c’est que vous ne doutez de rien ! balance le flic.
— Écoutez, commandant, je sais que je vous ai refroidi ce matin, mais…
— Vous ne m’avez pas refroidi , corrige Alexandre. Vous m’avez traité comme une merde, parlé comme à un clébard et, pour finir, insulté.
— N’exagérez pas ! souffle Cloé.
— C’est moi qui exagère ? Celle-là, c’est la meilleure !
Il a de nouveau croisé les bras, comme un gosse buté.
Un gosse d’un mètre quatre-vingt-dix et d’une centaine de kilos.
— Vous auriez dû jouer franc jeu avec moi dès le départ, poursuit Cloé. On n’en serait pas arrivés là.
— C’est ma faute, c’est évident !
— Vous allez m’aider, n’est-ce pas ?
— Vous pensez toujours que les autres sont à votre service ou c’est juste pour moi ?
— Je n’ai jamais pensé que vous étiez à mon service ! se défend Cloé.
Il remarque qu’elle tripote une mèche de ses cheveux. Terriblement mal à l’aise.
— Oh que si, mademoiselle ! Et je crois que vous devriez vous poser certaines questions. On dirait bien que vous considérez les autres comme vos domestiques, que vous vous en servez à votre guise… Et je ne fais pas partie de vos gens , altesse !
Cloé a envie de le gifler, ce qui serait vraiment la dernière chose à faire.
— Bon, vous allez m’aider, oui ou non ? interroge-t-elle d’une voix tranchante.
Elle vient de hausser la voix, le regrette instantanément.
— Rappelez-vous, je ne suis qu’un paria , même pas un vrai flic. Seulement un imposteur .
— Vous me laissez tomber, c’est ça ?
— C’est exactement ça, confirme Gomez.
— Et je fais quoi, moi ?
Alexandre la plante dans le vestibule pour retourner s’installer dans son canapé. Cloé comprend qu’elle n’est pas invitée à le suivre.
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