Elle retire sa main, lui jette un regard acerbe.
— Suivez-moi, Cloé.
— Ça ne servira à rien !
Il s’accroupit sur le trottoir.
— Vous avez confiance en moi ? demande-t-il.
Elle hoche simplement la tête.
— Alors, écoutez-moi… Vous devez porter plainte pour qu’on chope ce salopard et qu’on le mette hors d’état de nuire.
— J’ai déjà porté plainte !
— Ce n’est pas la même chose. Ce soir, ils vous prendront au sérieux, croyez-moi.
— Mais vous êtes flic ! Et je vous ai tout raconté…
Comment lui expliquer la situation ? Le moment est mal choisi pour lui avouer qu’il n’a pas autorité pour mener cette enquête.
— Justement, je suis flic. Alors je sais ce qu’il faut faire. Vous venez avec moi, maintenant.
Sa voix s’est faite plus persuasive, Cloé accepte enfin de quitter la voiture. Gomez la tient encore par la main, de peur qu’elle ne se sauve. Au moment où ils entrent dans le commissariat, elle se dégage de son emprise.
— Je vais devoir passer un examen médical ?
— Oui. Impossible de faire autrement. Courage…
Sans crier gare, Cloé repart dans l’autre sens. Gomez la rattrape devant la porte, la prend par les épaules.
— Arrêtez, merde ! On n’a pas le choix, je vous assure.
Elle tente de lui échapper, il la retient fermement.
— Cloé, écoutez-moi, s’il vous plaît. Si on n’arrête pas ce fumier, il ira plus loin. Il ne vous lâchera pas. Vous entendez ?
Elle regarde ailleurs, tente de retenir ses larmes.
— Si vous ne faites pas ce que je vous dis, vous lui laissez le champ libre ! C’est ce que vous souhaitez ? Qu’il continue à vous terroriser ?
Il l’entraîne à nouveau vers le bâtiment, avec l’horrible impression de l’emmener à l’abattoir.
— Je vous promets que c’est la dernière épreuve que vous aurez à subir, ajoute-t-il.
Elle aimerait tant le croire. Mais lui-même ne semble pas vraiment convaincu.
À bout de forces, elle se laisse guider jusqu’à l’accueil où un agent la dévisage avec insistance. Il faut dire qu’elle doit avoir un visage effrayant.
— Bonsoir. J’accompagne une amie qui vient porter plainte.
Cloé ne s’attendait pas à ce qu’il la présente comme une amie . Mais grâce à ce subterfuge, ils passent devant tout le monde et se retrouvent deux minutes après dans un minuscule bureau, face à un jeune homme qui n’a pas 25 ans. Cloé aurait préféré parler à une femme, mais ne proteste pas et s’assoit sagement avant de tendre sa carte d’identité.
— Mademoiselle a été agressée cet après-midi, explique Gomez. Elle est un peu sous le choc, mais elle va t’expliquer ce qui lui est arrivé.
Le lieutenant sourit à Cloé, histoire de la mettre en confiance.
— Je vous écoute, mademoiselle.
Cloé se concentre pour ne pas pleurer. Tout, sauf inspirer la pitié. Elle prend une profonde inspiration, puis une autre. Malgré ce froid qui la ronge jusqu’aux os, elle aurait envie qu’ils ouvrent une fenêtre. Sauf qu’il n’y en a pas.
— Prenez tout votre temps, ajoute gentiment le flic. Je comprends que ce n’est pas forcément facile.
— Je… je suis allée faire un tour en forêt…
Le lieutenant ne prend aucune note. Il se contente d’écouter attentivement.
— La forêt de Sénart, je crois. J’ai fait une longue promenade et puis j’ai voulu regagner ma voiture.
Elle s’arrête, Alexandre pose une main sur son épaule.
— Continuez, Cloé.
— C’est là que je l’ai vu. Il était appuyé sur ma bagnole. Habillé en noir, avec une capuche sur la tête. Il portait des lunettes de soleil et une sorte de… de foulard autour du cou, qui cachait la moitié de son visage.
Les deux flics sont suspendus à ses lèvres, même si Alexandre connaît déjà l’histoire. Mais peut-être va-t-il entendre une version plus détaillée. Plus claire aussi. Les sanglots en moins.
— Quand je l’ai vu, je me suis sauvée, je suis repartie en courant dans l’autre sens…
— Pourquoi ça ? interroge le lieutenant.
— Pourquoi ? répète Cloé. Mais… parce que c’était lui !
— Lui qui ?
Cloé ferme les yeux. Dans la pièce, le silence se fait. Oppressant.
Elle réalise qu’il va falloir à nouveau tout raconter depuis le début. Expliquer, encore et encore. Passer pour une cinglée, peut-être.
Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle tombe sur ceux de Gomez. Bizarrement, elle ne les trouve plus si effrayants. Ils sont même incroyablement beaux.
Alors, elle s’accroche à ce regard comme au dernier fil qui lui évitera de se perdre. À la dernière balise qui lui évitera de se noyer. Des forces renaissent en elle.
Non, espèce de salaud, je ne suis pas finie. Pas encore morte. Tu ne m’anéantiras pas si facilement.
Tu veux jouer avec moi, tu me crois désarmée ? Tu te trompes. Je ne suis pas seule et j’ai encore la volonté de me battre. Je vais te le prouver.
Tandis que Cloé se met à parler à bâtons rompus, Alexandre esquisse un sourire.
Le tueur n’a peut-être pas bien choisi sa cible, cette fois…
— Comment ça s’est passé ? s’enquiert Gomez.
Cloé ne répond pas, il s’y attendait. Il écrase sa clope, ouvre la portière. Elle s’engouffre dans la voiture, mais Alexandre ne démarre pas. Il voudrait d’abord qu’elle lui dise un mot. Seulement un mot.
— C’était difficile ?… Je comprends.
— Vous ne pouvez pas comprendre ! aboie Cloé.
Il est un peu surpris par cet accès de colère dirigé contre lui. Il n’est pas responsable, après tout. Mais si ça peut la soulager, il est prêt à encaisser ses reproches et même sa violence.
— Qu’est-ce que vous attendez pour démarrer ?
Il passe la première, la voiture s’éloigne de l’institut médico-légal.
— Quelles sont les conclusions du toubib ? demande Alexandre cinq minutes plus tard.
Cloé garde les mâchoires serrées, le regard fixe.
— Vous avez le droit de pleurer, précise le commandant.
Il accélère un peu, essayant de se détendre.
— Alors, qu’a dit le médecin ? Il faut que je sache, c’est important pour la suite.
— J’ai pas envie d’en parler !
— Répondez, ordonne Gomez sans élever la voix.
Elle appuie sa tempe contre la vitre glacée.
— Aucune trace de coups, sauf les hématomes que je me suis faits en tombant. Aucune trace de… rien.
Gomez l’aurait parié. Ce type est bien trop malin pour laisser son ADN derrière lui.
— Vous êtes rassurée ?
— J’aimerais rentrer maintenant.
— Vous pouvez venir chez moi, si vous voulez, propose Gomez.
Tant pis pour l’entorse au règlement. Au point où il en est…
Cloé hésite. Bien sûr, elle a peur de rester seule chez elle. Rien que d’y penser, sa gorge se transforme en goulet d’étranglement.
Bien sûr, il pourrait revenir, cette nuit. Mais elle a besoin de retrouver sa tanière, ses objets, ses habitudes. Se raccrocher à des images familières, à des odeurs qu’elle connaît.
Au milieu du chaos, il lui faut des repères.
— Je dois aller bosser demain matin, je ne peux pas dormir chez vous. Et il faut que je prenne une douche.
— J’ai une salle de bains, indique Gomez avec un sourire en coin. Et demain, c’est dimanche.
Cloé ne sait plus quel prétexte inventer. Autant dire la vérité.
— J’ai besoin d’être seule. Mais merci de le proposer.
Il accélère encore, elle s’accroche au tableau de bord. La tension est palpable.
Cloé a envie de tuer quelqu’un. Envie de hurler. De se taper la tête contre un mur.
Alexandre a envie d’une clope, envie de coincer le malade qui vient de traumatiser cette fille. À vie, sans doute.
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