Elle jette une nouvelle fois un œil dans le rétroviseur, ne relève rien de suspect. Il y a des voitures, bien sûr, mais aucune qui la suive depuis qu’elle a quitté le 94.
Voyant une petite route goudronnée s’enfoncer dans la forêt, comme une invite silencieuse, elle donne un coup de volant à droite et s’y engage. Envie de se détendre les jambes, de se réchauffer au soleil.
Elle abandonne la Mercedes dans un parking où sont déjà stationnés plusieurs véhicules et décide de marcher un peu sur un large chemin de terre. Elle croise un jeune couple avec leurs deux enfants, dont l’un apprend à tenir sur un vélo ; elle sourit de voir des gens normaux mener une vie normale.
Des gens qui ne se retournent pas sans cesse pour vérifier que personne ne les suit.
Qui ne craindront pas de voir le soleil se coucher, ce soir. Qui n’auront pas peur de la nuit qui tombe et des pas qui résonnent dans leur propre maison.
Mais a-t-elle vraiment entendu quelque chose, hier soir ? Elle n’en est plus vraiment sûre. Dans un sursaut d’honnêteté, elle réalise qu’elle était dans un tel état second qu’elle a très bien pu imaginer cette visite nocturne.
Ça avait l’air vrai, pourtant.
C’est tellement improbable, pourtant. Qu’il ose, ainsi, rentrer chez elle alors qu’elle s’y trouve. Alors qu’il ignore si elle est seule ou en compagnie d’un homme.
Le spectre de la folie se dresse à nouveau face à elle, menaçant et ricanant.
Cloé sait que l’Ombre existe bel et bien. Mais elle sait aussi qu’elle marche sur un fil ténu, funambule sans filet. Et qu’au moindre mouvement brusque elle pourrait basculer dans le vide. Là où la raison et l’ordre n’existent plus.
Là où l’Ombre règne en maître.
N’étant pas attendu, Gomez espère qu’il n’a pas enduré deux heures de train pour rien.
Le chauffeur du taxi lui annonce qu’ils seront bientôt arrivés. En voyant les chiffres rouges défiler sur le compteur, il se dit qu’il est vraiment stupide de mener cette enquête en solo et en sourdine. Cent euros de TGV et maintenant quarante euros de taxi qui ne lui seront jamais remboursés. Sans compter le retour…
Mais il sent qu’il a un rôle à jouer. Que cette fille n’a pas croisé son chemin par hasard sur les bords de Marne, puis au commissariat.
Il sent qu’il est le seul à pouvoir lui éviter de mourir. Alors, l’argent n’a vraiment aucune importance. D’autant que depuis que Sophie est partie, il ne sait pas vraiment quoi en faire. Certes, une fois le loyer et les factures payés, il ne lui reste pas grand-chose. Mais ce pas-grand-chose lui semble totalement inutile. Offrir quoi, à qui ?
S’offrir quoi, lui qui n’a plus goût à rien ? Lui qui, finalement, ne rêve que de rejoindre sa chère disparue, même si c’est dans l’oubli. Reste juste à trouver le bon chemin.
Alexandre pense soudain à Valentine. Cette fille lui traverse l’esprit comme une idée saugrenue, sans prévenir. De temps en temps. Il ne saurait même pas dire s’il a envie de coucher avec elle. Valentine l’attire, c’est évident et c’est réciproque. Pourtant, il ne sera bon qu’à la faire souffrir et se demande s’il est prêt à commettre ce crime.
Et puis, il y a si longtemps qu’il n’a pas fait l’amour à une femme…
— Voilà, m’sieur, c’est ici.
— Vous pouvez m’attendre ? Si je vois que ça doit durer, je sortirai vous régler et j’appellerai un autre taxi pour retourner à la gare.
Alexandre se plante devant le portail, décoré de pointes en acier doré. Maison bourgeoise, posée dans un jardin paysagé. Sur la boîte aux lettres, le nom qu’il cherchait : Romain Paoli. Il sonne, continuant à croiser les doigts, et c’est une voix féminine qui lui répond.
— Police judiciaire. Je souhaite parler à Romain Paoli.
Il patiente, le portail électrique s’ouvre lentement. Derrière, une femme âgée d’une petite quarantaine d’années, vêtue comme pour aller à la messe du dimanche. Pantalon noir, chemisier couleur crème.
— Bonjour, madame, j’ai quelques questions à poser à votre mari.
— Il n’est pas là. Il faudrait repasser en fin d’après-midi. Que se passe-t-il ?
— C’est que je viens de Paris pour le rencontrer et je dois reprendre un train ce soir… Dites-moi où je peux le trouver, s’il vous plaît. C’est au sujet de sa sœur.
— Viviane ?
— Non, Laura.
— Laura ? Mais… elle est décédée.
— Je sais. Alors, où puis-je le trouver ?
— Je ne sais pas exactement. Il est parti faire du VTT avec un ami.
Alexandre prend sa tête des mauvais jours. Pas besoin de beaucoup se forcer.
— Et si vous l’appeliez ? Il a un portable, je suppose ?
— Oui, bien sûr, je peux essayer.
Elle l’invite enfin à entrer et l’abandonne dans un vaste salon impeccablement rangé. Pas un grain de poussière sur les bibelots ou les meubles Empire. Un endroit où le temps semble s’être ralenti, voire suspendu. Un cercueil grand luxe.
Ses jambes l’ont emmenée plus loin qu’elle ne l’aurait cru.
Cloé se sent bien dans ce décor inhabituel. Les balades en forêt ne font pas partie de ses occupations favorites, mais ce silence et ce calme sont parfaits pour anesthésier ses angoisses. Elle comprend mieux pourquoi son paternel s’offre une promenade en solitaire chaque matin. Quoique depuis son accident , il y ait renoncé. Provisoirement, espère Cloé.
Elle croise quelqu’un de temps à autre et goûte à cette presque complète solitude. Propice à la réflexion, aux questions. Celles qui la taraudent sans relâche.
Elle arrive enfin en vue du parking, où il n’y a plus que trois voitures. Il faut dire que c’est l’heure du déjeuner et qu’ils ne sont plus très nombreux à déambuler dans la forêt.
Mais Cloé, elle, n’a pas vraiment faim.
Plus faim, plus sommeil… Son horloge interne s’est détraquée.
Elle plonge une main dans son sac pour trouver la clef de la Mercedes, relève la tête. À contre-jour, elle aperçoit une silhouette appuyée sur le capot de sa voiture.
— Non…
Un homme, qui porte un sweat noir à capuche et des lunettes teintées.
— Mon mari ne va pas tarder, j’espère. Mais il n’était pas dans les parages, vous savez.
Alexandre a congédié le chauffeur de taxi et patiente dans le grand salon.
— En attendant, je peux vous servir un café ou un thé ?
— Merci, ça ira, répond Gomez.
— Vous avez peut-être faim ? Vous n’avez sans doute pas eu le temps de déjeuner…
Il la toise avec un petit sourire en coin. Remarque qu’elle a fait un détour par la salle de bains pour se recoiffer et se remaquiller. Et même pour se changer. Elle a troqué sa tenue sage contre une qui l’est beaucoup moins.
— Je ne vais pas vous déranger, dit-il. Parlez-moi plutôt de Laura.
Elle se pose dans un fauteuil, juste en face du flic, lui adresse un sourire enjôleur.
— Pauvre Laura, soupire-t-elle en passant une main parfaitement manucurée dans ses cheveux épais. Elle n’était pas faite pour le bonheur…
— C’est quoi, le bonheur ?
La question la surprend, elle dévisage Alexandre avec curiosité mais détourne aussitôt son regard. Gomez a l’habitude. Très peu de gens y parviennent.
— Je ne sais pas… C’est fonder une famille, trouver un certain équilibre.
— C’est ça, votre conception du bonheur ? s’étonne le commandant.
— Eh bien… oui, pourquoi pas !
— Pourquoi pas, en effet… Alors, Laura n’était pas faite pour le bonheur ?
— Elle était instable. Elle avait raté ses études, était caissière dans un supermarché.
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