Ce salaud, cet infâme salaud.
Elle ferait tout pour qu’il lui revienne. Oui, elle est droguée. Oui, elle est en manque.
— Pourquoi vous n’êtes pas dans votre chambre ?
Elle a un léger sursaut. Les yeux de fou se sont ouverts dans la pénombre.
— J’arrive pas à dormir, chuchote Cloé.
— Pour dormir, vaut mieux aller dans un plumard.
— J’ai essayé.
— Essayez encore, grogne le flic en lui tournant le dos.
— Je vous dérange ?
— Ça me fait bizarre de sentir que vous me fixez comme ça… Je vous plais ou quoi ?
— Je suis insomniaque depuis que j’ai ces problèmes. Et je n’arrête pas de penser à Bertrand.
Il se tourne à nouveau face à elle, pousse un long soupir.
— Oubliez-le.
— J’y arrive pas.
— Vous êtes accro, on dirait… Vous êtes restés longtemps ensemble ?
— Six mois.
Il songe aux dix-huit années partagées avec Sophie. Tellement courtes, tellement fortes.
— C’est pas grand-chose dans une vie, dit-il.
— Peu importe. Ce n’est pas ça qui compte.
— Peut-être… Qu’est-ce qu’il vous a dit, hier soir ?
— Qu’il avait rendez-vous avec une autre femme.
— Un vrai gentleman ! Et vous avez envie de lui arracher les yeux, non ?
— À qui ? À elle ou à lui ?
— Les deux, mon capitaine !… La meilleure façon de vous venger, c’est de vous trouver un autre mec.
— Je n’ai pas envie de me venger. J’ai envie qu’il revienne.
Alexandre s’assoit, ayant perdu tout espoir de se rendormir. Il passe une main dans ses cheveux, retient un bâillement.
— J’y crois pas ! dit-il en secouant la tête. Je suis là, à 6 heures du mat’, à écouter une inconnue qui a la gueule de bois, me raconter ses déboires sentimentaux ! Je dois faire un cauchemar, pas possible autrement !
— Vous voulez un bon petit déjeuner ? sourit Cloé.
— Je crois que je l’ai mérité, en effet.
— À quelle heure est votre train ?
— Neuf heures trente-deux. Gare de Lyon.
— Vous partez en week-end dans le Sud ?
— Je pars une journée dans la région de Lyon. Pour enquêter sur votre mystérieux lutin vert.
— Vous avez une piste ?
— Aucune. J’ai choisi d’aller à Lyon complètement par hasard. C’est sympa comme endroit, non ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Pourquoi vous ne me dites pas ?
— Quand je l’aurai chopé, je vous le dirai, promet Alexandre. Alors, ce petit déjeuner ?
— C’est comme si c’était fait, dit Cloé en se levant.
Dès qu’elle a quitté la pièce, Alexandre se rallonge sur le sofa et ferme les yeux. Elle ressemble vraiment à Sophie. C’est frappant, presque effrayant. Chaque fois qu’il la regarde, il a un saignement au niveau du cœur.
Pourtant, s’il le pouvait, il passerait le temps qu’il lui reste à vivre à la regarder.
Le trajet lui semble interminable. Wagon bondé, surchauffé.
Certains voyageurs sont absorbés par le film qu’ils visionnent sur leur lecteur portatif ; d’autres arrivent à dormir profondément, les petits veinards… Pourtant, quatre ou cinq gamins braillent à n’en plus finir dans le fond du compartiment, excités par le voyage ou la fatigue.
Et puis il y a cet homme, juste devant lui. Qui ne cesse de téléphoner, quasiment depuis qu’ils ont quitté Paris. Qui raconte sa vie, inintéressante au possible, à qui veut bien l’entendre et s’esclaffe à intervalles réguliers. Il y en a qui ont la chance d’avoir envie de rire…
Enfin, il raccroche et Alexandre ne peut contenir un soupir de soulagement. Il ferme les yeux, tentant d’oublier où il se trouve. Il pense à Cloé, n’arrête pas de penser à elle. Ça tourne en boucle dans sa tête, surchauffée elle aussi.
Laval sur son lit de mort, Sophie dans une urne, Laura dans sa tombe. Et Cloé en sursis.
Alexandre n’a pas besoin de lecteur portatif pour se faire un film. Un film d’horreur.
Ce malade va la tuer, il en est sûr. Sauf s’il parvient à le cravater avant.
Bien sûr, il pourrait planquer devant chez elle à longueur de temps ; mais le tueur semble être sacrément malin et ne se laissera sans doute pas piéger aussi facilement. Il faudrait des sous-marins et plusieurs équipes, mais Gomez n’aura aucun renfort puisqu’il mène cette enquête en toute illégalité. Puisqu’il est censé être en congé forcé, en train de faire son deuil , comme dirait le divisionnaire.
Alors, il va falloir trouver une piste. Et la seule piste, c’est Laura. Remonter le cours de sa vie, durant les mois qui ont précédé sa mort, pour découvrir ce qui l’a tuée alors qu’elle n’avait pas 30 ans. Trouver celui — ou celle — qui a orchestré sa mort avec, sans doute, un talent criminel hors du commun.
Un instant, il se dit qu’il aurait dû donner les informations à son chef, passer le relais. Mais les éléments étaient si minces que personne n’aurait bougé le petit doigt.
Peut-être aussi que Gomez avait envie de cette affaire pour se rapprocher de cette fille et s’éloigner de sa vie. Mais ça, il ne se l’avoue pas.
Il commence à somnoler, un sourire de satisfaction détend son visage. C’est à ce moment-là que la sonnerie du portable maudit agresse une nouvelle fois ses tympans. Le type décroche et recommence, pour la énième fois, à raconter ses inanités qui ne font rire que lui.
Gomez sent monter en lui quelque chose de familier. Accès de violence incontrôlable.
Il tapote l’épaule de son voisin qui tourne vers lui sa tronche de premier de la classe, option trader.
— Ce serait sympa d’aller téléphoner dans le sas. Là-bas, vous voyez ?
L’individu lui répond d’un étrange sourire, mi-altier, mi-surpris. Puis il continue tranquillement sa conversation. Ouais, excuse-moi… Non, rien, juste un grincheux …
Alexandre bondit de son siège, saisit l’importun par sa cravate et le soulève. Le voyageur lâche son précieux téléphone, écarquille les yeux. Sans un mot, le flic ramasse l’iPhone et traîne de force son propriétaire jusqu’à la sortie de la voiture.
— Ça va pas, non ? hurle enfin le voyageur. Vous êtes malade ! Je vais appeler les flics, vous allez voir ! Ils vont vous conduire à l’asile, espèce de demeuré !
Alexandre le plaque contre la porte des toilettes, colle son visage au sien.
— Pas la peine : la police c’est moi. Et si tu remets un pied dans ce compartiment avec ton putain de portable, je te jure que je te le fais bouffer. Compris ?
L’infortuné hoche la tête plusieurs fois. Gomez desserre son étreinte, lui file une tape faussement amicale qui lui déboîte l’épaule et retourne s’asseoir à sa place, sous le regard ébahi des voyageurs. Même les gosses se sont tus, craignant peut-être de subir le même sort.
T’as vu, maman, le monsieur a un pistolet …
Une femme, dans l’autre rangée, lui adresse un petit sourire reconnaissant avant de replonger dans la lecture de son roman.
Alexandre replonge quant à lui dans sa contemplation du paysage, laissant ses nerfs se calmer lentement. Plus qu’une demi-heure et il sera à Lyon Part-Dieu.
Il a soudain envie d’appeler Cloé, pour savoir comment elle va. Sauf qu’il n’ose pas sortir son portable…
Au volant de sa voiture, Cloé roule sans but précis. Incapable de rester chez elle, elle s’est enfuie, peu après le départ d’Alexandre. Elle se trouve désormais quelque part dans l’Essonne, dans un endroit où elle n’a jamais mis les pieds. Mais au moins, elle est sûre d’avoir semé l’Ombre.
Le soleil est éclatant, aujourd’hui. Elle a si froid, pourtant. Un blizzard intérieur, qui durcit son âme et contracte ses muscles. Ses doigts tremblent, un tic nerveux agite sa paupière gauche.
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