Marianne avait envie de se dégourdir les jambes, mais n’osait se mêler à cette foule qu’elle percevait pourtant plus curieuse qu’hostile. Une timidité qui ne devait absolument pas transparaître. À aucun moment. Aussi affichait-elle un visage assuré, presque détaché. Ne fixer personne en particulier, juste survoler le décor.
Elle laissa ses pensées la distraire. Demain, ils viendraient. Eux, les trois flics du parloir. Elle avait d’abord pensé leur poser un lapin. Mais une petite voix intérieure lui conseillait le contraire. Je leur demanderai plus de détails. Je veux savoir exactement ce qu’ils ont derrière la tête. Deviner les contours du piège qu’ils me tendent pour éviter de tomber dedans. Pour ne jamais regretter d’avoir dit non… Car elle dirait non, de toute façon. Longtemps qu’elle avait cessé de croire au Père Noël. Il n’y a pas de cadeau pour moi, en ce monde. Tout a un prix. Tout… Et là, le prix doit être terrible. Plus terrible encore que ce que je vis aujourd’hui. Mais j’irai quand même les voir demain pour étancher ma curiosité. Pour donner du grain à moudre à mon cerveau. Et récupérer quelques cigarettes, aussi.
Soudain, elle se sentit épiée et tourna la tête, brutalement dérangée dans son monologue intime. Trois filles la dévisageaient férocement. Marianne comprit instantanément. L’une d’elles était la chef. La chef des détenues. Celle qui gouverne ce petit peuple de brebis égarées. Le loup dans la bergerie pour certaines, le gourou pour d’autres. Comme chez les hommes, il y avait toujours les caïds. Là, elle l’avait en face.
Une femme blanche de type latin, environ trente-cinq ans qui n’avait pas grandi dans le satin. Plus grande que Marianne, baraquée. Un peu la carrure d’un mec. Un regard dur, empli de souffrance. De haine. Mais pour le moment, de défiance ; jaugeant Marianne telle une rivale. De la tête aux pieds. Elle évaluait ses chances de l’envoyer au tapis, craignant visiblement de perdre son trône. Marianne connaissait les règles. Elle se leva pour le premier round.
— T’es Marianne de Gréville, c’est bien ça ?
— Tout juste. Et toi, t’es qui ?
Les deux autres se mirent à glousser.
— Tu sais pas comment je m’appelle ?
— J’ai passé un bout de temps sans voir personne… alors non, je n’ai pas l’honneur de te connaître.
— Je m’appelle Giovanna.
— C’est charmant ! ironisa Marianne.
— File-moi une cigarette.
Marianne serra les mâchoires. Ne rien donner. Pas le moindre signe de faiblesse.
— Non, répondit-elle simplement.
Giovanna ouvrit la paume de sa main, dévoilant ainsi une petite lame.
— J’ai dit, file-moi une clope.
— Et moi j’ai dit non. T’es sourde ?
Delbec passa à proximité, Giovanna rangea son canif avant de continuer son manège.
— Paraît que t’es une terreur, Marianne ? Que tu te la joues parce que t’as descendu un flic ?
Ne pas lui rentrer dans le lard. Ne même pas bouger un cil.
— Qui t’a raconté ces conneries, Giovanna ?
— T’as pas intérêt à nous faire chier, c’est un bon conseil que je te donne là…
— Je n’en avais pas l’intention. Je voulais juste profiter de ce lumineux ciel de printemps !
— Tant mieux. Si t’es bien sage, t’auras peut-être le droit de me parler !
— Oh ! Ce serait un tel honneur de faire partie de ta cour !
— Tu te fous de ma gueule ?
— T’as deviné ? T’es finalement pas si débile, Giovanna…
— Attends qu’on remonte, je vais te faire ta fête !
— Tu vas rien faire du tout ! riposta Marianne. J’veux pas d’emmerdes ! On vient à peine de m’enlever les menottes, j’ai pas envie qu’on me les remette… T’inquiète, je chercherai pas à te faire de l’ombre. Régner sur le peuple, c’est pas mon truc ! J’veux juste qu’on me foute la paix, OK ? Mais si t’insistes, si tu veux vraiment une baston, ça finira mal pour toutes les deux. Toi, parce que tu seras morte et moi, parce que j’irai au cachot avant d’être baluchonnée dans une taule encore plus pourrie que celle-là. Pigé ?
— Vous entendez ça, les filles ? rétorqua Giovanna, visiblement ébranlée.
— Ouais, elle se prend pour qui, l’autre !
Celle qui venait de parler était une beurette qui mastiquait bruyamment un chewing-gum. Marianne eut subitement envie d’un steak charolais, bien saignant. Sans vraiment comprendre pourquoi.
— Tu m’impressionnes pas une seconde ! reprit Giovanna avec aplomb. Mais j’ai bien entendu, tu veux pas d’embrouilles. Alors reste à ta place et il n’y en aura pas.
— Génial ! Bonne promenade, mesdames.
Le groupe s’éloigna, Marianne soupira. Cette première rencontre n’augurait rien de bon. Elle aurait dû se montrer plus docile, courber un peu l’échine. Elle n’avait réussi qu’à reculer l’échéance. Elle l’avait lu dans le regard de Giovanna. Il faudrait se battre. Encore.
Justine s’approcha.
— T’as un problème ?
— Giovanna est venue me jouer son numéro de caïd !
— Faut l’éviter, Marianne.
— Arrête de flipper, je tomberai pas dans le panneau ! Je veux pas me battre… Pourquoi elle est dedans ?
— C’est la femme d’un mafieux. Elle s’occupait des filles…
— Une mère maquerelle ? De mieux en mieux !
— Elle est bourrée de fric.
— C’est bien pour ça que c’est elle le chef !
— Oui. Et puis elle est forte et très teigneuse.
— Pas autant que moi !
— Méfie-toi d’elle… Pas de connerie, Marianne.
Marianne gardait discrètement un œil sur Giovanna et ses sbires, en train de racketter une pauvre détenue complètement terrorisée. Elle remarqua alors une femme seule, près du grillage. Qui finissait une série de pompes. Sur un bras, en plus.
— C’est qui, elle ? Son visage me parle…
— La blonde ? C’est VM.
— VM… ! Putain ! Je savais pas qu’elle était là !
— Elle est arrivée il y a trois semaines…
— Pourquoi elle n’est pas en centrale ? Elle a pris perpète, non ?
— Et toi ? T’as pas pris perpète peut-être !
— Elle a cassé la tronche à une gardienne ?
— Non. Tentative d’évasion. Elle n’est que de passage ici. Pour quelques semaines, quelques mois tout au plus. Elle attend sa place dans une autre centrale… Elle est seule en cellule mais on n’a pas pris de mesures d’isolement pour la promenade…
— Ah… Et elle est comment ?
— Très calme. Très polie. Rien à redire. On dirait une… une sorte de machine. D’ailleurs Giovanna ne s’en approche pas ! Personne ne s’en approche, de toute façon. Quand elle te regarde, ça fait froid dans le dos.
Marianne partit à rire. Pour cacher qu’elle se sentait un peu vexée. Pourquoi j’ai pas réussi à effrayer Giovanna, moi ? Je l’ai tenue à distance, guère plus…
— Faudra que j’aille voir ça, dit-elle. J’aimerais bien entendre le son de sa voix… Pourquoi elle n’a pas eu droit aux menottes, comme moi ?
— Je crois que tu es la seule détenue dans ce pays à avoir eu droit aux menottes !
— C’est pas juste ! plaisanta Marianne d’une voix de gamine effrontée.
— VM n’a blessé personne. Personne depuis qu’elle est incarcérée, je veux dire… Ce n’est pas ton cas, Marianne.
— Tu sais… Toi, je ne te toucherai jamais, Justine.
— Je le sais, murmura-t-elle.
Véronique Maubrais. Membre d’un groupe terroriste actif dans les années 80, une demi-douzaine de meurtres à son actif. Hommes d’affaires, hommes politiques abattus froidement en pleine rue. Elle avait bien cinquante ans mais les vingt dernières années en prison ne semblaient pas avoir eu de prise sur elle.
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