Et après ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?… Une gamine, vraiment pas mon genre… Ce novice ne doit même pas savoir ce qu’est une vraie femme, il doit encore jouer dans la cour des petits !
Une vraie femme. Flo.
Elle lui manque et pourtant… Il ne la rejoindra pas aujourd’hui. Il ne la rejoindra peut-être jamais.
Rester près d’elle ? Qu’elle me voie agoniser, devenir laid, infirme ? Qu’elle assiste à ma déchéance avant d’assister à ma mort ?
S’il était à sa place, comment réagirait-il ? Il voudrait qu’elle demeure auprès de lui, voudrait partager cette épreuve avec elle. Il lui reprocherait de choisir la fuite.
Mais il n’est pas à sa place, Flo n’est pas à la sienne.
Personne ne peut prendre sa place. Personne ne peut mourir à sa place.
On peut partager sa vie, pas sa mort.
Non, François ne trouve pas le courage de rentrer, d’annoncer à tous l’horrible vérité. Braver les regards compatissants ou désespérés, il n’en a pas la force. Affronter les pleurs de sa femme… Vraiment trop dur.
Trouver les mots pour rassurer les autres, alors qu’il est mort de trouille… un comble ! Et pourtant, s’il fait demi-tour, c’est ce qui l’attend, il le sait.
Les deux hommes s’assoient de part et d’autre de la petite table ronde. Paul noie son café dans le lait, y ajoute deux sucres puis tourne frénétiquement sa petite cuiller dans le breuvage que François trouve écœurant. Il attrape un croissant, le trempe dans sa tasse avant de l’engloutir en deux bouchées. Davin le fixe, choqué par son manque cruel d’éducation. Il y a quatre croissants dans le petit panier en osier. Paul en avale deux en moins de trois minutes.
— Vous mangez pas ? s’étonne-t-il, la bouche pleine.
— Pas très faim…
François réalise alors qu’il est à la diète depuis son départ de Lille. Seulement du café et de l’eau. La tumeur aurait-elle fait des petits dans son estomac ?
— Vous pouvez tout prendre, si vous voulez.
Paul ne se fait pas prier, les deux dernières viennoiseries sont expédiées en cinq minutes chrono.
— Vous allez par où, aujourd’hui ?
— Je ne sais pas trop, avoue Davin.
Un type qui ne sait pas où il va. Qui ne sait pas s’il a bien dormi. Sait-il au moins d’où il vient ? Qui il est ?
— Vers le sud, je pense.
— Vous pouvez m’emmener ? espère le jeune homme.
— Et vous, vous savez où vous allez ? s’amuse François.
— Je descends sur Marseille.
— Vous avez de la famille, là-bas ?
Il n’a vraiment pas l’accent cigales et pastis, mais pourquoi pas ?
— Non, juste un pote.
— Très bien, je vous déposerai à Marseille.
— C’est cool.
Les yeux de Paul pétillent. François remarque alors qu’ils sont presque de la même couleur que les siens. Bleus mais tirant sur le gris. Ça contraste agréablement avec sa peau mate. Pas étonnant que la midinette de l’hôtel ait fait du zèle.
Une demi-heure plus tard, François paye la note à l’accueil tandis que Paul en profite pour envoyer des œillades libidineuses à la soubrette qui traîne là comme par hasard. Il ne semble pas gêné de se faire entretenir mais, sur le parking, il remercie tout de même son généreux bienfaiteur.
— C’est vachement sympa, vraiment.
François ne dit rien, il prend le volant. Paul se hâte de monter, craignant peut-être que son chauffeur, changeant d’avis, ne l’abandonne dans ce bled. Il pourrait toujours refaire du stop mais préfère voyager en première classe.
Surtout, ne pas perdre la MasterCard de vue.
Petit vent frais et ciel laiteux, ce matin. Premiers symptômes de l’automne en marche.
Mon dernier automne.
François règle la climatisation sur vingt-deux degrés, met un disque dans l’autoradio. Les archets glissent sur les cordes, Paul soupire mais n’ose protester.
Grande messe inachevée de Mozart.
François monte le son.
Inachevée.
Comme ma vie.
Il se retient de chialer tandis que les polyphonies vocales explosent dans l’habitacle.
Grande messe… inachevée mais sublime.
Pas comme ma putain de vie.
Lentement, il réalise que son existence touche à sa fin. Que bientôt, il sera mort. Qu’il a construit tout cela pour rien. Qu’il a bâti une carrière extraordinaire, négligeant sa vie privée pour arriver à rien.
Il aurait mieux fait… Une déferlante de regrets, une légion de remords viennent l’assaillir. Escadrons successifs, attaques en rafales.
Toutes ces heures à bosser comme un dingue pour se hisser tout en haut. Lui qui venait du bas de l’échelle. Qui refusait de vivre en HLM, de rouler dans une Renault d’occasion, d’acheter ses fringues au supermarché, de passer ses week-ends devant la télé par manque de moyens.
Finalement, ses week-ends, il les a passés à travailler, la plupart du temps.
Son père, simple ouvrier, a travaillé dur, lui aussi. Pour faire vivre — survivre — sa famille, tandis que sa mère se tapait du repassage ou des ménages au black pour que leur fils unique puisse aller à la fac. Pour qu’il ne soit pas tout le temps fauché, comme eux. Pour qu’il ait une belle vie, contrairement à eux.
Qu’a fait François pour les remercier ?
Des cadeaux, pour pallier ses absences, pour se donner bonne conscience. Des objets high-tech dont ils ne se servaient quasiment jamais. Quelques billets laissés sur la toile cirée, au terme d’une brève visite dans l’appartement qui lui filait la nausée. Trop modeste, trop petit, trop prolo. Cette odeur de bon marché, de Formica, de compressé.
Cette carence de luxe, de classe.
Insupportable.
Une heure ou deux, dans le meilleur des cas, pendant lesquelles il lorgnait toutes les dix minutes par la fenêtre pour voir si un zonard ne reniflait pas de trop près sa berline.
Faut que j’y aille, maman, j’ai du boulot par-dessus la tête.
Bien sûr, mon chéri, je comprends…
Elle comprenait toujours tout. Ce qu’il ne disait pas, surtout.
Il a renié ses origines, ses racines enfouies dans un terreau qu’il jugeait trop pauvre.
Lui qui rêvait de faste, de confort, de fric. D’apparat.
Mais surtout, de pouvoir. De puissance.
Il continue à rouler, droit devant lui. Vers le néant.
Son esprit est vide. Ou trop plein.
Combien de fous rires, ces dernières années ? Il pourrait les compter sur les doigts d’une main.
Tellement de choses qu’il a ratées ou n’a pu connaître, encore…
La circulation est fluide, François ne dépasse pas les cent trente, maîtrisant parfaitement son bolide embourgeoisé. Le soleil apparaît enfin, réussissant une aveuglante percée au milieu du voile terne. Une belle journée de septembre s’annonce.
Mon dernier mois de septembre.
Mais dans son crâne, un complot se trame. Petite douleur lancinante, au début. Vicieuse, sournoise, qui s’immisce lentement dans chaque parcelle de matière grise. Avant d’exploser soudain, telle une grenade à fragmentation, pulvérisant tout sur son passage.
François ferme les yeux une seconde, serre les mâchoires. Livide, ses mains tremblent. Son front perle de sueur malgré la clim parfaitement réglée.
— Ça va pas ? s’inquiète son passager.
— Je… On va s’arrêter à la prochaine aire de repos…
Voix bancale, doigts crispés à mort sur le volant cuir. Tenir encore quelques minutes. Avec ces tisonniers qui se fichent au plus profond de son cerveau, cette nausée fulgurante qui lui soulève les tripes.
Tenir.
Enfin, un panneau indique une aire à deux kilomètres. François accélère, la voiture dépasse allègrement les cent soixante. La bretelle de sortie se présente, il se rabat sur la droite, faisant une queue-de-poisson à un semi-remorque. Appels de phares, coups de klaxon furieux. Mais la BMW est déjà loin et François n’a rien vu.
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