— Oui…
— Salut, mon garçon !
Paul a reconnu cette voix si familière. Celle qui donne les ordres. Celle qui a guidé cinq ans de sa vie.
La voix du dresseur.
La voix de Bruno Pelizzari.
— Écoute-moi bien, Paulo : on veut récupérer ce qui nous appartient… Alors on te propose un marché.
Paul arrache le téléphone des mains de son ami.
— Quel marché ? J’veux pas de marché. Va te faire foutre !
— Tu as tort de le prendre sur ce ton, mon garçon… J’ai en face de moi une charmante gamine, vraiment très jolie ! C’est fou comme elle te ressemble. C’est comment déjà, son petit nom ?… Marilena ! Oui, Marilena. Dis bonjour à ton frère, petite !
Les deux hommes retiennent leur respiration. Ils subissent de plein fouet les hurlements terrifiés d’une enfant.
— C’est rien ! ajoute Bruno en riant. C’est juste Enzo qui s’amuse avec elle… Tu m’écoutes toujours, Paulo ?
Paul n’a même pas la force de répondre. Son interlocuteur suppose que ça veut dire oui.
— Alors voilà ce que je te propose : un échange. La marchandise contre ta sœur. C’est honnête comme deal, non ?
Paul retrouve brusquement la parole.
— Si tu la touches, je te massacre ! hurle le jeune homme. Toi, ton frère, ton père et ta mère ! J’vous arrache les tripes !
— Du calme, Paulo… Du calme, mon garçon ! Si tu refuses de coopérer, on s’occupe d’elle et, crois-moi, tu ne la reconnaîtras pas… Tu n’as pas été raisonnable, mais je suis sûr que maintenant tu vas redevenir bien sage. Alors voilà le programme : toi et ton pote, vous allez reprendre le chemin de Lyon. Je ne sais pas où vous êtes en ce moment, et je m’en balance. Mais vous avez intérêt à vous magner ! Pour pas qu’on perde patience et qu’on calme nos nerfs sur ta frangine, tu piges ? Je vous rappelle en fin d’après-midi. Je te donnerai les instructions à ce moment-là… Bon voyage, Paulo.
Il raccroche, laissant Paul figé au milieu du désastre.
Non, ils n’ont pas abandonné. Seulement changé de stratégie, trouvé le moyen de faire plier leur adversaire. Le pire des coups bas.
Paul penche la tête en arrière, ferme les yeux.
— C’est pas vrai, murmure-t-il. Mais c’est pas vrai…
François, abasourdi, ne sait pas trop quoi dire. Alors il dit n’importe quoi.
— On devrait appeler la police !
— Si je préviens les flics, ils la tueront. Je ne sais même pas où elle est !
— Dans ce cas, il faut leur obéir : on va aller à Lyon et…
Il réalise qu’ils n’ont même plus la drogue. Mais après tout, c’est secondaire.
— Je vais aller à Lyon, rectifie Paul d’une voix cinglante.
— Tu plaisantes ? Je ne vais pas te laisser tomber ! s’insurge François.
— Écoute, si tu viens avec moi, tu vas y rester. De toute façon, il n’y aura pas d’échange. Je ne m’en sortirai pas vivant ! Tout ce que j’espère, c’est sauver Marilena… Pour moi, c’est fini. J’ai perdu, ils ont gagné.
François lui jette un regard effaré.
— On va trouver une solution !
— Une solution ?… Quoi qu’il en soit, tu ne viens pas avec moi. Je vais piquer une bagnole pour remonter sur Lyon. Par contre, je vais être obligé de garder ton portable.
— Je peux pas te laisser ! Je peux pas…
Paul le fixe avec colère. Pourquoi s’acharne-t-il à ne pas comprendre ? Il sort de la voiture, fait quelques pas avant de poser ses deux mains sur le capot. François le rejoint.
— Tu leur remets le film, le dossier… Et tu leur donnes l’argent ! C’est pareil que la drogue !
— Tu crois que ça va leur suffire ? J’ai bradé cette came ! S’ils l’avaient écoulée eux-mêmes, ils auraient eu trois fois plus ! Tu crois qu’ils vont se contenter de cent vingt plaques ? Mais tu rêves ! Et puis là n’est pas le problème. Ils veulent ma peau ! Ma peau, tu comprends ?
Il se met à taper du poing sur la tôle, à filer des coups de pied dans les pneus. François subit, impuissant, bouleversé. Puis le jeune homme cesse enfin de déverser sa colère et s’effondre sur le siège passager.
— Putain ! gémit-il. Mais comment ils ont su ? Comment ils ont pu… Quelle bande de salauds ! Quelle bande de salauds…
— Calme-toi. Il faut réfléchir.
— Ils vont la tuer ! Ils vont la tuer…
— Calme-toi ! ordonne fermement François. On va trouver une solution.
Paul se ressaisit. Il relève les yeux vers son ami.
— Je vais piquer une caisse et retourner à Lyon, dit-il. Je garde ton téléphone.
— Je viens avec toi.
— Hors de question ! rétorque le gamin en prenant son sac. C’est ici que nos routes se séparent… Merci pour tout… Et… bonne chance pour la suite.
Il s’éloigne rapidement et commence à tester les portières. Il y a bien un conducteur distrait qui aura oublié de fermer sa caisse.
Davin ne bouge pas, momifié au milieu de ce sordide parking. Aspiré par un trou noir.
Il voit soudain Paul se mettre au volant d’une vieille Ford bleue, se pencher pour arracher les fils. Quelques secondes après, la voiture démarre. Marche arrière, marche avant, et la guimbarde passe devant François.
Leurs regards se croisent, un dixième de seconde.
Adieu, merci.
L’astre couchant lui brûle les yeux.
Paul baisse le pare-soleil.
Dans son rétroviseur, au loin, la calandre de la BMW se profile. Image tenace, coriace. François le suit depuis Marseille. Impossible de le semer sur l’autoroute avec ce tas de ferraille ! Au-delà des cent dix, le tableau de bord menace de s’écrouler. Il essaiera de le perdre dans Lyon. Parce qu’il n’accepte pas de l’embarquer dans cette ultime bataille.
Cette fois, le risque est trop grand.
Paul tente d’oublier François pour se concentrer sur ce qui l’attend. Échafauder un plan, trouver comment extraire Marilena des griffes du clan Pelizzari. Mais il n’a pas encore tous les éléments pour élaborer un stratagème. Il improvisera, comme Bruno le lui a appris.
Bruno… Cet homme qu’il n’a jamais aimé. Seulement vénéré, admiré. Pour sa puissance, son autorité, son intelligence.
Cet homme qu’il hait aujourd’hui.
Bruno, à qui il a enlevé un frère, une sœur. Qui va lui infliger la même blessure.
Œil pour œil, dent pour dent , répétait-il souvent.
Paul regarde derrière lui ; la BMW s’obstine toujours.
Paul regarde derrière lui ; des visages effrayés au seuil de la mort, des cris, des gens qui supplient.
Paul regarde derrière lui ; il voit la cohorte des victimes qui hurlent vengeance.
Il paye aujourd’hui le prix de ses fautes, celui de ses crimes. Mais Marilena n’y est pour rien. Il l’imagine, terrifiée, séquestrée par ces monstres.
— Je vais te sortir de là, Mari…
Dans son sac, il a précieusement gardé la dernière photo envoyée par l’orphelinat, deux ans auparavant, en échange d’un peu d’argent. Ainsi que les quelques mots, écrits pour lui par cette petite sœur oubliée. Non, jamais oubliée. Seulement perdue. Quelques mots maladroits. Tout juste si elle sait écrire, à son âge… Un graphisme torturé, reflet du calvaire qu’elle endure depuis si longtemps.
Ne pas pleurer. Ne pas perdre de temps. Accélérer.
Tant pis si le moteur de la Ford se met à brailler de douleur. Lyon n’est plus très loin, de toute façon. L’échéance fatale approche.
Je vais mourir.
* * *
Un dernier péage et la sortie se présente.
Bruno n’a pas encore appelé, Paul ne sait où aller. Il songe à se réfugier chez lui, mais Pelizzari a sans doute envoyé des sbires planquer en bas de son immeuble. Il décide donc de tourner en rond, d’errer sur les boulevards. Dans la circulation, il arrivera peut-être à distancer François, sangsue obstinée qui colle à sa vie. Ange gardien pour ange de la mort…
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