Mais j’ai peur, Jeanne. Peur que vous ne m’aimiez pas. Souvent, je relis la lettre que vous m’avez écrite. Ce cadeau à la valeur inestimable.
Elle est toujours sur moi, dans une de mes poches. Un peu de vous avec moi… »
Jeanne avait mis du temps à plonger dans l’univers d’Elicius, durant ce voyage. Entre Martigues et Croix-Sainte, le train ralentissait. Il abordait le pont tournant qui lui permettait de traverser le canal de Caronte, artère liquide entre l’étang de Berre et la Méditerranée. Le regard de Jeanne croisa la route d’un petit voilier à coque bleue qui dessinait des formes rondes et sensuelles dans l’eau profonde du canal. De longues minutes à hésiter, réfléchir…
En rejoignant Elicius, elle avait l’impression de trahir le capitaine Esposito. La situation se compliquait. Il avait été si gentil, ce matin ! Elle avait passé la journée sur une sorte de gros nuage douillet. Et, ce soir, elle n’avait pas envie du monde apocalyptique d’Elicius ; mais de ses mots, ceux qu’il savait si bien écrire.
Pourquoi la vie est-elle toujours aussi compliquée ? Pourquoi ?
« Vous devez entendre tellement d’horreurs sur moi, Jeanne. Tellement de mensonges ! Je les lus dans les journaux. Mais ce ne sont que des torchons, des machines à fric qui font leurs chiffres d’affaires avec du sang. Avec mon histoire. Cette histoire qu’ils ne connaissent même pas, à laquelle ils ne comprennent rien.
C’est pour ça qu’ils ne me retrouveront jamais. Que je pourrai exécuter ma vengeance jusqu’au bout. Réaliser la mission qui m’a été confiée. Jusqu’au bout. Ils se croient plus forts ou plus intelligents que moi. Ils ont lâché la meute à mes trousses mais c’est peine perdue. Je déjouerai tous leurs pièges, grossiers. Ils ne sont pas assez forts pour se mesurer à moi. Parce que j’ai une mission.
Ils ont fabriqué un monstre et maintenant, ils regrettent. Ils ont fait de moi une machine à tuer et maintenant, ils voudraient m’arrêter. Mais il ne fallait pas jouer avec le feu. Il ne fallait pas m’apprendre la cruauté. Parce que maintenant, je la manie comme personne.
Ne soyez pas effrayée, Jeanne. Vous, vous échapperez au jugement dernier. Parce que vous êtes l’innocence. Comme moi, vous avez souffert. Comme moi, vous savez ce que le mot douleur veut dire. Comme moi, vous méritez une vengeance.
Et je vous l’offre, Jeanne. Je l’accomplis pour vous. Pour vos yeux tristes, pour votre vie gâchée.
Œil pour œil, dent pour dent. Une vie contre une vie.
Ils payent le prix de leur lâcheté. Ils croyaient m’échapper. Ils croyaient que j’avais pardonné, oublié.
Ils croyaient qu’en m’enfermant, ils allaient anéantir ma personnalité. Mais, au contraire, ils l’ont réveillée. Ils m’ont donné la force en m’offrant le désespoir comme seule perspective. Et maintenant, ils ont peur de moi. Ils me craignent comme on craint la foudre qui va s’abattre. Ils repensent à leurs fautes et ils se repentent. Trop tard.
Vous seule n’avez pas à me craindre. Vous seule, je veux protéger.
Je vous aime plus que tout, plus que moi, plus que ma vie.
Je sais qu’il vous faudra du temps pour l’accepter. Du temps pour m’aimer. Mais je garde espoir.
Elicius. »
Les calanques de pierre blanche brûlées de soleil… Les pins aux arômes puissants. Leurs larmes de résine odorante qui coulent doucement le long des écorces brutes… La mer, caressée de lumière, qui vient se reposer dans l’intimité des petites criques… Et, brusquement, le train qui plonge dans un tunnel. Une fraîcheur bienfaisante, apaisante…
Jeanne rangea la lettre au fond de son sac. Elicius sortait donc de prison. Il n’en était pas à son coup d’essai. Vous, vous échapperez au jugement dernier. Parce que vous êtes l’innocence… L’innocence. Il ne lui ferait aucun mal. Elle n’avait rien à craindre du petit garçon tendre et rêveur.
Comme moi, vous avez souffert. Comme moi, vous savez ce que le mot douleur veut dire… C’est vrai que j’ai souffert. Personne n’imagine à quel point. Même pas moi. Je ne sais même plus ce que j’ai enduré. Je ne m’en souviens plus. La mer est belle, ce soir. Je ne veux pas m’en souvenir.
Comme moi, vous méritez une vengeance. Je vous l’offre, Jeanne. Je l’accomplis pour vous. Pour vos yeux tristes, pour votre vie gâchée… C’est vrai que ma vie est foutue.
Mais la vengeance ne me rendra pas ce que j’ai perdu. Désolée, Elicius, je ne peux vous protéger plus longtemps. Demain, j’irai parler à Esposito. Ma vie a été gâchée mais on peut peut-être recoller les morceaux… La mer est vraiment belle ce soir. Parée de millions de diamants ambrés, cadeau de rupture du soleil.
Il m’a parlé, il m’a offert un café. Il a fait attention à moi.
J’existe.
Mercredi 27 mai.
Jeanne regarda l’heure en bas de son écran : 10 h 00. Le capitaine n’était pas encore passé. Hier, il n’était pas passé du tout. Et Jeanne avait espéré ce moment toute la journée. Pourvu qu’il vienne, aujourd’hui ! Qu’il entre, qu’il me sourit, qu’il m’offre un café. Qu’il me regarde.
Elle accomplissait mécaniquement son travail, la tête ailleurs. Les mots d’Elicius, le visage d’Esposito. Un curieux mélange. Elicius… Il ne lui avait pas laissé de missive hier soir. Une journée bien vide ; pas de capitaine, pas de lettre. Une journée qui ne sert à rien. Une de celles qui ne laissent pas de trace. Alors qu’il y en a qui marquent à vie. Mauvais dosage.
Cette nuit, elle avait essayé de comprendre le parcours du tueur ; non, Elicius, c’est mieux, moins effrayant. Elle en était arrivée aux conclusions suivantes : c’était un être normal qui avait basculé dans la folie. Il avait ses moments de lucidité, mais obéissait à des pulsions incontrôlables. Et, surtout, il était persuadé d’être investi d’une mission divine. Rien que son nom en témoignait.
Quelqu’un lui avait fait du mal, une femme sans doute, et il en voulait à la terre entière. Alors, il se vengeait sur d’innocentes victimes. Et puis, il y avait l’enfermement, la prison. Mais pourquoi était-il allé en taule ? De quels crimes était-il accusé ? Il lui manquait tant d’éléments… En tout cas, il semblait clair que cet homme faisait payer le prix de la souffrance endurée. Oui, il avait souffert, beaucoup ; et cela l’avait rendu fou. Tu vois, tu dis toi-même qu’il est fou ! Le dénoncer pourrait lui rendre service, on le soignerait. Et puis, si tu le balances, le capitaine va te manger dans la main… Je vais le faire. Il faut juste trouver l’occasion de parler à Esposito. L’occasion et le courage… Esposito… Pourquoi ne vient-il pas m’offrir un café, ce matin ?
Elle eut envie d’une pause. Il était 10 h 30, la « cafétéria » était sans doute désertée. Elle prit son porte-monnaie dans son sac, le referma aussitôt avant de le remettre dans le troisième tiroir. On ne sait jamais, des fois qu’elles viennent fouiller dedans !
Le couloir au linoléum crasseux, désert. Une forte odeur de tabac mêlée à celle du café. Elle opta pour une boisson chocolatée. Ça lui éviterait de gigoter sur sa chaise toute la journée. Elle s’appuya à la table et avala une gorgée de cacao.
Et, soudain, le miracle… Le capitaine s’avançait, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous ici-même. Elle sentit ses lèvres sourire, ses joues chauffer. Il était parfaitement rasé, en plus !
— Bonjour ! dit-elle.
— Salut…
Allez Jeanne, propose-lui un café ! Elle allait se lancer mais, déjà, il avait inséré la pièce dans la machine.
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