Un serré, sans sucre. Elle avait repéré la touche. Il va venir s’installer en face de moi, il va venir me parler ! Moi aussi, j’ai des choses à lui dire… Il attendait que son gobelet se remplisse et elle s’éclaircit la voix.
— Ça va, ce matin ? demanda-t-elle.
— Ouais…
De mauvaise humeur, le capitaine ! Il prit son verre, tourna les talons. Sans même un regard. Comme s’ils ne se connaissaient pas.
Son cœur s’effondra et elle le laissa s’éloigner dans le couloir. Mais pourquoi il ne m’a pas adressé la parole ? Pourquoi ? Allez, Jeanne ! Vas-y ! Va lui parler !
Elle se jeta à sa poursuite et le rattrapa à l’entrée de son bureau.
Il se retourna, surpris.
— Je… Je voulais… Je voudrais vous voir, réussit-elle enfin à dire.
— Là, j’ai pas vraiment le temps…
— Mais…
Il ne lui accordait même pas un sourire. Les mots restaient coincés.
— Désolé, mais j’ai beaucoup de boulot… On discutera une autre fois, OK ?
— Euh… Oui, d’accord…
Elle resta clouée sur place, sous les yeux amusés des adjoints du capitaine. Méprisants, pensa-t-elle.
Alors, elle recula lentement avant de prendre la fuite.
Des visages, alignés sur un bureau. Des heures qu’il cherchait. Pourquoi elles ? Pourquoi les avoir choisies ?
Esposito, levant les yeux, tomba sur le regard compatissant de son lieutenant, Thierry Lepage.
— Il faut trouver le point commun entre ces femmes, murmura-t-il.
— L’âge, répondit Lepage.
— Ça suffit pas… Y a certainement autre chose…
— Et pourquoi ? Ce mec est fada, faut pas chercher la logique…
— C’est faux ! rétorqua le capitaine en quittant son fauteuil. Même un fou obéit à une logique ! Il choisit forcément ses victimes !
— Ben… Il les aime entre trente et quarante, plutôt pas mal… Après, c’est le hasard… celles qui croisent sa route…
Esposito secoua la tête. Pas d’accord.
— Résumons-nous ; qu’est-ce qu’on a appris sur elles ? demanda-t-il.
— Ben, rien de bien passionnant, avoua Lepage. Toutes environ trente-cinq ans, certaines bossaient, d’autres non. Certaines, des gosses ; d’autres, non. Certaines, mariées ; d’autres non…
— Il faut trouver le point commun, répéta Esposito avec entêtement. Le point commun…
— Leur point commun, c’est la malchance ! Elles sont toutes tombées sur ce fumier ! Voilà leur point commun !
— Il faut continuer à chercher ce qui peut les rapprocher, fouiller leur passé, interroger les familles… Je veux tout savoir sur elles…
Lepage soupira. Il aurait tant voulu qu’on leur enlève cette affaire pourrie ! Il préférait de loin les trafiquants de drogue, les julots ou les mafieux. Avec eux, au moins, il savait à quoi s’en tenir : ils étaient motivés par le fric et le pouvoir. Alors que ce cinglé…
— On trouvera pas de point commun, dit-il d’un ton désabusé. On a déjà cherché…
Esposito se planta soudain face à lui, le fixant avec des yeux débordants de colère.
— Eh bien, on va chercher encore ! s’écria-t-il. On y passera nos nuits, s’il le faut ! Tu m’entends ?
— Eh ! Du calme ! Faut pas t’énerver comme ça !
— Écoute-moi bien : ce salaud va continuer à tuer et j’ai plus envie de ramasser les morceaux ! Alors tu vas faire ce que je te dis et fissa ! C’est clair ?
— Ouais ! marmonna Lepage.
— Faut trouver cet enfoiré et le mettre au frais jusqu’à la fin de ses jours !
Il prit son blouson et son arme.
— Où tu vas ? demanda le lieutenant.
— J’ai besoin de prendre l’air…
Il claqua la porte derrière lui.
Lepage soupira encore.
— Putain de merde ! Y pouvait pas aller tuer ailleurs ? Y a trente-six mille communes en France et c’est Marseille qu’il a choisie, ce gros con !
Jeanne se laissa tomber sur un banc, en face des voies. Elle était un peu en avance, ce soir. Elle se sentait seule, elle se sentait mal. Trahie, cruellement déçue. Il n’a même pas voulu m’écouter. Il m’a traitée comme de la merde. Un de plus. Il est comme les autres, finalement.
La BB s’avança lentement.
Jeanne monta dans le dernier wagon, alla s’asseoir à sa place.
Elicius ne l’avait pas oubliée, lui ! La lettre était là, glissée sur le côté du siège. Elle colla son front contre la vitre. Au moins, elle ne serait pas seule pour ce voyage.
Sous le soleil brutal de cette fin d’après-midi, le train s’arracha à la gare avec souplesse. Un aiguillage le remit rapidement dans le droit chemin, dans la bonne direction.
Jeanne ouvrit l’enveloppe. Toujours la même écriture. Appliquée, noire, belle. Presque une œuvre d’art.
« Mercredi, le 27 mai,
Jeanne,
Encore une journée loin de vous, encore une journée perdue. Mais je sais qu’un jour, je serai près de vous. Et j’attends ce moment comme on attend la réalisation d’un rêve. En espérant que vous partagez ce rêve.
Pour le moment, je préfère vous écrire. Tant que je n’ai pas terminé ma tâche, je ne peux faire autre chose que vous écrire. Pour ne pas vous mettre en danger. Et, ainsi, vous aurez le temps d’apprendre à me connaître, peut-être à m’aimer autant que je vous aime.
Mais qu’il est dur de rester loin de vous, Jeanne… Chaque jour, je vous trouve plus belle encore. Et je me demande pourquoi vous vous acharnez à cacher votre beauté. Est-ce par excès de pudeur ? Avez-vous peur d’être aimée ? Vous étiez si belle, dimanche matin, lorsque je vous ai vue près de Notre-Dame-de-Beauvoir ! Vous aviez mis votre petite robe bleue qui vous va si bien. Un ange qui semblait sorti tout droit de la maison de Dieu. Vous croyez en Dieu, Jeanne ? Moi, je n’y crois plus. Mais je peux comprendre que vous ne partagiez pas ce point de vue. Ça ne me choque pas, je l’accepterai très bien… »
Jeanne s’arrêta de lire alors que le train stoppait à l’Estaque. Quelques voyageurs, déjà arrivés à destination, s’éparpillèrent sur le quai. Il m’a vue dimanche ! Il était là, près de moi ! Il me suivait ! Peut-être me suit-il chaque jour ?
Cette idée la terrorisait tout en lui procurant du plaisir. Elle vit s’éloigner lentement la gare avec son vieil abri aux ferronneries anciennes. Et elle aussi, repartit pour un drôle de voyage.
« … Je l’accepterai très bien. Et je ne vous demanderai jamais de changer. Même si j’aimerais vous voir plus souvent porter une jolie robe, voir vos cheveux défaits ; vous voir libérée de ces vêtements stricts, tristes, sombres, qui ne reflètent en rien votre personnalité éclatante, votre fantaisie, votre imagination. Toutes ces choses que vous avez reléguées au fond de vous pour former une armure, pour cacher vos blessures. Parce que le regard des autres vous effraie, parce qu’il vous fait mal. Mais j’espère que mon regard ne vous blessera pas, qu’il saura au contraire vous ranimer, casser ces chaînes et ces barricades construites autour de vous. J’ai cet espoir, un peu fou peut-être, de vous ramener à la vie. De vous rendre heureuse un jour. J’ai ce rêve, Jeanne. Ce rêve que personne jamais ne pourra briser. Personne à part vous.
J’aimerais que vous m’écriviez, si vous en avez envie. Ce serait une grande joie. Vous pourrez tout me dire, tout me demander.
Je veux tout partager avec vous, vous offrir ma vie.
Elicius. »
La rame aborda le viaduc de la Vesse, géant de pierre dressé au milieu des pins maritimes. Peu après, une belle maison blanche nichée dans un écrin de végétation. Une demeure magnifique que Jeanne admirait chaque soir et chaque matin. Qu’il devait être bon de vivre là, face à la Grande Bleue… Justement, la calanque de la Vesse apparut et Jeanne ferma les yeux ; ainsi, elle pouvait entendre la mer mourir contre les rochers, refrain éternel et rassurant. Son cœur s’était calmé, doucement. Elicius savait lui parler. Elicius savait la regarder. Voir ce que personne ne soupçonnait. Voir au fond d’elle, au-delà de ce qu’elle montrait. Un regard perçant, des mots justes. Et tellement d’amour.
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