Un lourd silence s’empara du groupe.
Même Hervé avait cessé d’injecter son poison. Cette confession à l’ennemi l’avait étonnamment soulagé. Pourtant, il ne regrettait rien. Il avait agi comme il le fallait, avait protégé ce qui devait l’être ; les liens du sang exigent certains sacrifices. Et il était prêt à continuer cette nuit. Tuer Lapaz ne lui ferait pas grand-chose, sinon lui procurer un plaisir bref mais intense. Hervé avait toujours eu la haine facile, l’amour difficile. Pour Lapaz, ça remontait à leur enfance. Leurs pères se détestaient déjà, on aurait dit que c’était génétique.
Mais la haine, la vraie, était venue lorsque Laure l’avait quitté pour se retrouver quelques semaines plus tard dans les bras de Vincent. Dans le lit de Vincent.
Et même si ce n’était pas à cause de lui qu’elle avait mis un terme à leur brève aventure, Hervé n’avait pas digéré l’offense, suprême.
Lapaz était alors devenu un nuisible à éliminer du biotope, rien d’autre.
En revanche, supprimer la petite Servane serait plus déplaisant. Une tâche nécessaire, mais pénible. Comme pour Laure.
Le silence pesa longtemps sur leurs têtes. Seuls les pleurs de Vincent résonnaient contre le cœur de Servane. Et ce contact finit enfin par le calmer. Il respirait moins vite, reprenait pied.
Sauver Servane.
Il avait presque oublié sa mission, l’instant d’avant.
Il ne la laisserait pas mourir. Comme il avait abandonné Laure.
Il chuchota quelques mots à peine audibles à l’oreille de la jeune femme qui le considéra d’abord avec effarement. Pourtant, elle décida de lui obéir, sans chercher à comprendre.
Elle s’écarta légèrement de lui, tomba à genoux et joignit les mains.
— Notre Père qui êtes aux cieux…
Vertoli fit volte-face, médusé par cette apparition.
— Que votre nom soit sanctifié…
— Ta gueule ! brailla soudain Portal.
— Que votre règne arrive…
— On t’a dit de la fermer ! menaça Hervé. Tu veux vraiment que je m’occupe de toi ?
— Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel…
— Putain ! C’est pas vrai ! gueula Portal en se levant. Vas pas la fermer ?
Les flammes de l’enfer léchaient déjà ses orteils, il commença à suffoquer.
Servane persista, malgré la crainte des représailles.
— Seigneur, accueillez Vincent près de vous parce que c’est un homme juste, acceptez son repentir et soulagez ses souffrances… Dans votre immense bonté, accordez-lui votre pardon pour toutes les fautes qu’il a commises…
— Bon, ça suffit ! décréta Hervé. Portal, fous-les dans la remise !
Le géant s’approcha mais s’arrêta net en face de Servane qui ressemblait à la Sainte Vierge de son enfance. Celle qui trônait sur le bahut de la salle à manger. Les yeux fermés, à genoux dans la poussière, elle les dénonçait à Dieu d’une voix grave et ardente.
— Rendez votre jugement à l’encontre des meurtriers et des lâches…
— Alors, qu’est-ce que tu attends, Portal ? s’emporta Hervé.
— Seigneur, réunissez Laure et Vincent dans votre Royaume et…
Portal jeta un regard inquiet vers son ami qui perdit définitivement patience.
— Espèce de grand con ! Fais ce que je te dis !
Comme il craignait encore plus Hervé que le Seigneur, Portal se résigna enfin à obéir. Il traîna Servane jusqu’à la remise, puis ce fut au tour de Vincent qui fut jeté à même le sol. Portal referma la porte et poussa le verrou.
Soulagé.
Les deux prisonniers se retrouvèrent alors dans le noir complet.
— On n’y voit rien ! murmura Servane avec terreur.
— Nos yeux vont s’habituer, la rassura Vincent.
— Tu m’as demandé de prier et voilà où ça nous mène ! chuchota-t-elle.
— On a de la chance, c’est précisément ce que je voulais…
— Ah… Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Il faut trouver le moyen de se tirer d’ici… Tant que le maire ne sera pas revenu de l’Herbe Blanche, ils ne nous tueront pas. Et il va lui falloir un moment pour remonter…
— Mais Vertoli a une radio ! Dès qu’il aura fouillé la cabane, Lavessières l’appellera depuis la Jeep !… T’as pas pu entendre, t’étais dans les vapes.
— Merde, ça nous laisse beaucoup moins de temps que prévu… Faut que tu me détaches !
Elle s’acharna sur le nœud, déclara forfait au bout de quelques minutes.
— J’y arrive pas ! murmura-t-elle avec rage. C’est trop serré !
— Essaye encore !
— Attends ! Ils m’ont laissé mon paquet de clopes ! Y a un briquet dedans…
Il entendit qu’elle fouillait dans la poche de son pantalon et quelques secondes plus tard, une petite flamme éclaira son visage.
— Je vais brûler la corde, retourne-toi…
Une discrète odeur de roussi se répandit dans la pièce et soudain, Vincent laissa échapper sa douleur.
— Aïe ! Tu me crames la main !
— Chut ! Ils vont nous entendre ! Et arrête de bouger, merde !
Elle éloigna la flamme quelques secondes avant de réitérer l’opération. Vincent serra les dents et récupéra enfin l’usage de ses bras.
— Et maintenant ? interrogea la jeune femme.
— On se casse par le toit !
En levant la tête, elle aperçut une faible lueur. Une sorte de lucarne au milieu des tôles.
— Tu le savais ? s’étonna-t-elle.
— Évidemment !
— Mais comment on va monter jusque là-haut ?
Il lui confisqua le Zippo, éclaira le décor quelques secondes.
— Je vais mettre ces deux caisses l’une sur l’autre et on va monter dessus…
— Mais ça va faire du boucan, ils vont nous entendre !
— T’as qu’à chanter !
— Chanter ?
— Oui, ou crier ! Fais suffisamment de bruit pour qu’ils n’entendent que toi !
Vincent s’approcha à tâtons des deux caisses en bois qui renfermaient le matériel des ouvriers de l’ONF. Servane se mit à marteler la porte avec ses poings.
— Laissez-moi sortir ! hurla-t-elle. Je vous en prie !
Tandis qu’elle continuait à s’user les mains contre le bois, Vincent positionna la première caisse sous l’ouverture vitrée.
— Laissez-moi sortir de là ! Je veux pas rester dans le noir !
Ils entendirent le rire d’Hervé. Et sa réponse.
— Ferme-la, chérie ! T’as qu’à prier ton Seigneur !
— S’il vous plaît ! Ne me laissez pas là-dedans !
Vincent souleva la deuxième caisse dans un effort brutal et la posa sur la première. De violentes douleurs aux côtes lui cisaillèrent momentanément la respiration mais il fallait continuer coûte que coûte. Tandis que la jeune femme s’écorchait les cordes vocales, il grimpa sur son escabeau de fortune et essaya d’ouvrir le Velux. Une branche de mélèze pesait de tout son poids dessus et il dut lutter un moment avant de parvenir à dégager le passage.
— Grimpe ! murmura-t-il enfin.
Servane abandonna ses supplications et coinça une chaise sous la poignée de la porte. Puis elle escalada les caisses, se réfugia dans les bras de Vincent. Il sortit en premier et s’agenouilla sur le toit pour lui tendre la main. Elle le rejoignit sans trop de difficulté et ils s’aidèrent ensuite du mélèze pour descendre. Une fois sur la terre ferme, Vincent attrapa Servane par le poignet.
— Suis-moi !
Elle pensait qu’ils allaient redescendre vers les gorges mais Vincent prit la direction opposée.
— Pourquoi on revient pas sur nos pas ?
— Trop dangereux ! On risque de tomber sur André ! Et avec les autres qui vont nous courir après, on va être pris au piège…
Elle ne posa plus de question et le suivit dans la forêt ténébreuse qui semblait se refermer sur eux, les engloutissant à chaque pas. Elle s’accrocha à la main de son guide, remerciant le Seigneur en silence.
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