— Pauvre con ! cracha Vincent.
Hervé feignit de ne pas avoir entendu et continua à narrer son histoire d’un ton impassible.
— Elle avait apparemment bivouaqué au refuge et redescendait lorsqu’elle les a surpris en flag. Ils avaient abattu un chamois… Une bête magnifique ! Les gosses ont essayé de discuter avec elle, mais elle n’a rien voulu savoir : aussi bornée que toi… Elle allait les dénoncer, les faire passer devant un juge… comme s’ils avaient commis un crime ! Avec ce putain de Parc, ils risquaient gros, remarque. Ta femme s’est entêtée, Sébastien s’est énervé… Il l’a menacée, elle a eu la trouille, a tenté de s’enfuir… Alors Séb a tiré. C’est un sacré bon tireur, le petit, tu sais… C’est André et moi qui lui avons appris. Bref… Ensuite, ils m’ont appelé et je suis monté avec André et Portal. T’aurais vu ces mômes ! Complètement paniqués… Quand on est arrivés, ils étaient près de ta petite femme. Mais elle n’était pas encore morte, tu sais…
Vincent imagina Laure agonisante, aux mains de ces barbares. Un liquide en fusion s’épancha dans ses veines, une hélice en métal déchiqueta ses entrailles. Il ferma les yeux quelques instants et, lorsqu’il les rouvrit, ils brillaient de mille feux, à la plus grande satisfaction de son bourreau.
Servane serrait éperdument le bras de son ami comme pour lui insuffler le courage de supporter cette épreuve. La dernière avant le grand saut, sans doute.
Portal choisit cet instant pour regagner l’intérieur de la cabane ; il avait fini de cuver sa mauvaise humeur et s’assit sur son banc pour assister au spectacle.
— Elle avait pris une balle dans la cuisse, continua Hervé. Elle se vidait de son sang. Avec André, on s’est demandé ce qu’on pouvait faire ; la laisser crever sur place, c’était dangereux… Quelqu’un aurait pu passer avant qu’elle ne soit morte et elle aurait pu témoigner contre Sébastien… Là, avec ce qui venait de se produire, les deux gamins en auraient pris pour longtemps… Très longtemps.
Vincent tentait désespérément de dénouer la corde qui liait ses poignets. Parce qu’il avait besoin de ses mains pour tuer cet homme. L’étrangler, lui fracasser le crâne par terre, lui arracher les yeux, le cœur et les tripes.
Pour le massacrer.
Parce qu’il n’y avait plus que cela qui comptait.
— Tu veux connaître la suite ? proposa Hervé en grillant une nouvelle clope.
— Je veux te faire la peau !
— Désolé, mais ça tu peux pas… Si ça t’intéresse, je te raconte la suite !… Quand elle nous a vus arriver, Laure était déjà mal en point. Elle avait perdu beaucoup de sang et elle était morte de peur ! Les gosses n’avaient pas eu le courage de l’achever mais elle savait que nous, on ne lui ferait pas de cadeau… Un beau brin de fille, cette Laure ! On avait toujours regretté qu’elle ait choisi le mauvais camp, qu’elle soit tombée amoureuse d’un connard comme toi ! En tout cas, ce matin-là, elle nous a suppliés… Si tu l’avais vue ! Elle s’est traînée à plat ventre devant nous…
Vincent se mit à pleurer à chaudes larmes.
— Voilà qu’il chiale maintenant ! se désola Lavessières. Un vrai mec, ça pleure pas ! Remarque, t’as toujours chialé pour les gonzesses… Parce que ton père t’a filé trop de mandales quand t’étais petit ! Ça t’a déréglé le cerveau, sans doute…
— Arrêtez ! implora Servane.
— Pourquoi ? Je fais que lui raconter les derniers instants de la femme de sa vie ! Il avait envie de tout savoir ? Eh bien maintenant, il va tout savoir… Je disais donc que Laure nous a suppliés. C’était très émouvant… Déchirant, même ! Ça donnait envie de la réconforter… Elle t’appelait au secours, mais t’étais pas là. Normal, tu te baladais je ne sais où, comme d’habitude ! Bref, André et moi, on est tombés d’accord et on a voulu abréger ses souffrances… C’est moi qui devais faire le sale boulot. Une balle en pleine tête… Mais elle est partie toute seule, juste à ce moment-là… Alors, on a eu l’idée de faire croire qu’elle t’avait plaqué et on a déménagé ses affaires. Après, on a lancé une rumeur comme quoi elle s’était tirée avec un touriste… Le tour était joué. Même toi tu t’es douté de rien ! Le crime parfait… Sauf que cet enfoiré de Mansoni traînait dans le coin, lui aussi…
— Où est-elle ? s’écria Vincent d’une voix brisée.
— Tu veux dire son cadavre ? On l’a fait disparaître.
— Où ? hurla le guide.
— Calme-toi, mon vieux ! Je comprends que tu sois bouleversé mais… Personne pourra jamais la retrouver, je te le garantis.
— Où vous l’avez enterrée ? sanglota Vincent.
— Enterrée ? Tu rigoles, c’est trop risqué ! On finit toujours par retrouver un corps enterré… On est allés voir Guintoli…
Vincent écarquilla les yeux ; il n’arrivait plus à respirer. Quant à Servane, elle tenta de se souvenir qui était ce Guintoli … Le tumulte qui régnait dans son cerveau ralentissait ses neurones. Et lorsqu’elle se rappela enfin, elle oublia de respirer à son tour.
Guintoli, le boucher du village.
Ils ne l’avaient tout de même pas… découpée en morceaux ?
Mais Hervé ne les fit pas languir plus longtemps :
— Il élevait lui-même ses porcs, à l’époque…
Il termina sa phrase par un sourire encore plus abject que les précédents.
— Finalement, je suis pas certain qu’elle était vraiment morte quand on l’a jetée en pâture à ces affamés !
— Ça suffit ! s’interposa l’adjudant. T’es vraiment dégueulasse !
— Hé, tu vas pas t’y mettre, toi aussi ! répondit Hervé en rigolant. Fallait bien qu’on se débarrasse d’elle, non ?
Portal se mit à rire de concert avec son ami, pour masquer son malaise grandissant. Cet épisode hantait ses rêves depuis cinq ans. Cinq longues années d’un même cauchemar qui revenait le persécuter à intervalles réguliers. L’image de cette femme ; du corps de cette femme…
— Dommage que Guintoli élève plus ses porcs lui-même ! soupira Lavessières. On aurait eu de quoi leur filer à bouffer, ce soir ! Et puis tu vois, Lapaz, je n’aurais pas pris la peine de t’achever avant de te jeter dans l’enclos… Ne serait-ce que pour te faire payer la jolie cicatrice que tu m’as laissée sur le nez !
Mais Vincent ne l’entendait plus. Il pleurait, le front posé sur les genoux. Imaginant Laure dévorée vivante par ces monstres.
— Au fait : pour les porcs, je déconne ! lança soudain Hervé.
Le guide releva la tête ; au milieu de ses larmes, il devina le visage de l’ennemi.
— Mais n’empêche que c’est bien Guintoli qui nous a filé un coup de main… Manipuler la viande froide, c’est sa spécialité après tout !
Le crâne de Vincent heurta le mur violemment. Il aurait voulu s’exploser la tête pour ne plus entendre. Pour ne plus mettre d’images sur ces abominables paroles.
— Vous êtes ignoble ! murmura Servane en caressant les cheveux de son ami. Vous serez tous jugés un jour pour vos actes ! Et si ce n’est pas par la justice des hommes, ce sera par celle de Dieu !
Portal se ratatina sur son banc. La justice de Dieu. Le jugement dernier…
Il se souvenait d’images terrifiantes. Humains ébouillantés dans les marmites infernales.
— La justice de Dieu ? répéta Hervé. Mais de quoi tu parles, chérie ?
— Quand vous serez face à lui, vous saurez !
Il la regarda fixement.
— Toi, tu seras bientôt face à lui, répondit-il. Alors, prépare-toi.
Vincent pleurait toujours et Servane le serra dans ses bras. Vertoli s’était à nouveau figé près de la porte, mains dans le dos, visage défait.
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