Caryl Férey - La jambe gauche de Joe Strummer

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Mc Cash, s’il n’est plus flic, reste borgne et dévoré par une colère aussi vieille que son premier concert des Clash, à Belfast, avant les grèves de la faim de Bobby Sand et les victimes du Bloody Sunday… Plus de femme, pas d’avenir, des illusions perdues… Un ophtalmologue l’informe que s’il persiste à soigner par la destruction tout ce qui l’entoure, il sera vite et définitivement aveugle. Belle raison pour en finir d’une lumineuse balle dans la tête ! L’étincelle pourtant viendra d’ailleurs. Une lettre lui révèle qu’il est le père d’Alice. La mère est morte et c’est à lui désormais qu’il revient de veiller sur la petite… À peine Mc Cash est-il arrivé dans le village de sa fille qu’il trouve une autre fillette noyée. Alice vient le voir. Elle est le témoin qui dérange. Lorsque tombent les morts, Mc Cash redécouvre la peur et l’espoir mêlés. Lui qui voulait mourir mesure de plein fouet la valeur d’une vie. Celle de son enfant…
Caryl Férey, né en 1967, écrivain, voyageur, s’est imposé comme l’un des meilleurs espoirs du thriller français avec la publication de
et
(prix Sang d’Encre 2005, prix Michel Lebrun 2005 et prix SNCF du polar 2005) consacrés aux Maoris de Nouvelle-Zélande.
Plutôt crever
La jambe gauche de Joe Strummer Biographie de l'auteur

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Si les remparts en pisé d’argile et de chaux avaient résisté aux siècles et aux caravanes des tribus qui se disputaient l’or de Guinée, la ville de Marrakech était aujourd’hui une forteresse ouverte à tous les vents, à commencer par celui du tourisme. Les avenues convergeant vers la place Jemaa-el-Fna, Mc Cash s’englua dans la circulation passablement anarchique malgré les gesticulations d’un policier en gants blancs : mobylettes, vélos, camions, calèches, taxis, il roulait à peu près de tout. Il se gara n’importe où.

Au cinéma de la rue Bab-Agnaoyu, on avait le choix entre deux films de castagne. Sous les affiches viriles, des groupes d’adolescents habillés à l’occidentale commentaient le défilé des touristes : un rebelle berbère indiqua à Mc Cash la rue El-Mouahidine. Le riad où il avait rendez-vous avec le dénommé Hamed se situait cent mètres plus loin.

Des enfants jouaient au foot dans la ruelle en travaux.

Bismillah ! glapit l’un d’eux. Qu’est-ce que tu as à faire cette tête, m’sieur ? ! Tu n’aurais pas un dirham ? M’sieur ? Hey ! M’sieur, m’sieur ! Un dirham !

Un dégagement sur les toits voisins leur coupa le sifflet.

Le couple qui tenait le riad Clémentine était souriant, le patio intérieur orné de mosaïques et de stuc raffinés qui lui arrachèrent à peine un regard : un homme l’attendait assis à une table de fer-blanc, Hamed.

Il se leva à son approche et, affable, se présenta la main sur le cœur. Après quoi Hamed lui proposa de prendre le fameux whisky marocain — un thé à la menthe — à la terrasse supérieure, qui donnait sur les toits.

Tunisien opposant à la dictatocratie du président Ben Ali, réfugié au Maroc depuis trois ans, Hamed était un jeune homme vigoureux à la chemisette et aux Nike flambant neuves, le sourire malin et les yeux rouges à y laisser passer des piétons. Il dit qu’il ne connaissait pas Sean personnellement mais qu’il avait du très bon haschisch et des armes de poing, avec des munitions, s’il y mettait le prix.

— Quel type d’arme ?

Hamed se fendit la poire comme si le borgne était réellement hilarant :

— Oh ça, mon ami, ça dépend de ce que je trouverai !

— Un calibre 38, Smith & Wesson de préférence, dit Mc Cash, avec une boîte de balles. Il me faudrait aussi un gourdin. Assez vite, si tu vois ce que je veux dire.

Hamed leva les mains au ciel comme si Dieu y était accroché :

— Tu sais ce qu’on dit ici : celui qui est pressé est déjà mort ! Ha ha ha !

— Tu n’as qu’à te dire que je suis décédé. C’est pour une affaire urgente et je n’ai pas envie de traîner dans les environs.

Hamed haussa les sourcils, comme quoi il était un drôle de zozo, avant d’acquiescer : qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un ami pareil…

— Ça te coûtera deux mille dirhams, annonça-t-il.

— Dis donc, pour un bout de bois et une pétoire, c’est pas donné.

— Non, mais c’est illégal. Et les policiers sont sur les dents ces temps-ci, avec les islamistes… C’est payable d’avance, ajouta le Tunisien.

Mc Cash n’avait pas trop le choix.

— J’aurai ça quand ?

— Pas avant ce soir, répondit Hamed. Mais j’ai de quoi te faire patienter… (Il sortit une boulette de résine brune, qui fondit littéralement sous la flamme de son briquet.) Tiens mon ami, goûte-moi ça…

Le borgne hocha la tête, circonspect : son contact avait surtout l’air d’un dealer de shit.

Il lui donna l’argent et fuma deux lattes de son excellent haschisch.

— Il y a autre chose que je peux faire pour toi ? demanda Hamed.

— Oui. Je cherche un homme : un Français. Ou plutôt deux.

— De quel genre ?

— Du genre plein aux as.

Bismillah !

— Ouais. Tu crois que toi ou un de tes cousins pourrait se charger de faire le tour des palaces en distribuant quelques bakchichs ?

Le visage du Tunisien s’illumina :

— Pas de problème, mon ami ! J’ai des contacts dans tous les hôtels !

— Discrètement, évidemment.

— J’ai les gens qu’il te faut ! assura-t-il, prenant ses mains à témoin. Pas de problèmes ! Nous sommes une grande famille !

— Je croyais que tu étais réfugié tunisien ?

— Oui, oui ! Nous sommes une grande famille politique !

N’importe quoi.

Mc Cash allongea quelques billets sur la table, déchira une page de son carnet et griffonna ses informations.

— Le type s’appelle Blanckaert, dit-il. L’autre Levasseur. Il me faut l’info pour ce soir. Rendez-vous à huit heures à la terrasse de l’Agarna.

Inch’ Allah !

Le Tunisien souriait benoîtement, les yeux rubiconds.

— Je m’en tamponne de ton Allah, fit Mc Cash. Et je te conseille d’être à l’heure…

Rock the casbah

Les journaux locaux parlaient d’attentats, de présence militaire au Moyen-Orient, du prochain match de foot ou de la crise immobilière mondiale, mais rien sur la présence d’Alain Blanckaert dans l’ancienne cité impériale. Lui et Levasseur n’étaient pourtant pas là en vacances. Ou alors comme couverture pour le meurtre de Le Guillou. Qu’est-ce qui les empêchait de rentrer ? Les deux macchabées laissés chez les Plabennec ? D’après ses informations, Blanckaert n’avait aucun projet d’investissement au Maroc, et le portrait du businessman coureur et divorcé ne collait pas avec le cerveau d’un quelconque trafic d’enfants.

Sept heures et demie du soir : suivant les odeurs de friture, Mc Cash traversa la fameuse place Jemaa-el-Fna, « l’assemblée des morts », en souvenir des têtes des condamnés qu’on y exposait. Si, de jour, la place ressemblait plus à une esplanade de supermarché où l’on viendrait vendre sa bagnole qu’à un haut lieu touristique, la nuit changeait tout : conteurs, montreurs de serpents, bonimenteurs, musiciens munis de ghaïta ou de darbouka, vieilles proposant leur pacotille du bout des doigts, arracheurs de dents s’il en restait, saltimbanques haranguant la foule, magiciens sans chapeau ni colombe, cartomanciennes aux yeux soulignés de khôl, tatoueurs, bazars ambulants, porteurs d’eau aux clochettes tintinnabulantes, cireurs, gamins vêtus d’oripeaux, vendeurs d’oranges pressées, montreurs de scorpions, joueurs de flûte, il y avait de tout pour refaire un monde.

— Ça va, m’sieur ? demandaient les plus jeunes au borgne qui traversait la foule.

— Bof.

À la lueur des flambeaux, les cuisiniers toqués des gargotes grillaient les brochettes que les touristes ingurgitaient, assis sur des bancs, entre fumées âcres et brouhaha, inconscients de la tourista qui guettait leurs intestins. Mc Cash grimpa à la terrasse de l’Agarna, trouva une table libre près de la rambarde et commanda un tajine.

Une pluie fine tombait sur la terrasse mais il ne s’en rendait même pas compte. Il rêvait à des amours perdues quand Hamed arriva, presque à l’heure, un sac de sport en plastique à la main.

— Ça n’a pas été facile, mon ami ! Tu attends depuis longtemps ? ajouta-t-il en s’asseyant.

— Aboule.

Hamed posa le sac de sport à ses pieds, avec des airs de conspirateur ; tout occupés à leurs plats, les serveurs ne prêtaient aucune attention à leur manège. Depuis les haut-parleurs, la mélopée de l’appel à la prière se propageait dans toute la ville : les sages cigognes qui élisaient domicile sur les minarets avaient l’air de s’en foutre complètement. Cherchant à détendre l’atmosphère, le Tunisien désigna le dôme doré qui dépassait des toits.

— C’est la mosquée de la Koutoubia, dit-il. De là-haut, on pouvait repérer le mouvement des troupes ennemies à cent kilomètres à la ronde ! Tout le monde croyait que les boules dorées du lanternon étaient en or !

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