— Toi et tes Latins. C’est…
Charlène l’embrassa et ses doigts exercèrent une pression fervente sur son bras.
— … une très bonne nouvelle.
Sa joue encore fraîche s’attarda un peu trop contre la sienne. Une odeur de parfum léger et de cheveux l’enveloppa. Puis elle s’écarta. Le froid avait rougi ses joues et lustré son regard. Elle était toujours aussi fichtrement belle.
— Tu es rentré chez toi ou tu es toujours là-bas ? voulut-elle savoir.
— Nourri, logé, blanchi — pas si mal, répondit-il.
— Je suis contente. Contente de te voir, Martin. Contente de te voir comme ça. Mais tu n’es pas venu rien que pour me rendre visite, pas vrai ?
— Exact.
Elle accrocha sa parka à un porte-manteau, tourna les talons et s’éloigna vers son bureau, à l’autre bout de la longue pièce, devant la partie supérieure de l’ouverture en plein cintre qui servait aussi d’entrée à la galerie à l’étage en dessous.
— Célia Jablonka, ça te dit quelque chose ?
Elle tourna la tête sans cesser de lui montrer son dos, lui offrant par la même occasion la vision de son profil et de sa nuque gracile dégagée par la masse bouclée de ses cheveux roux.
— L’artiste qui s’est suicidée l’an dernier ? Oui. Je l’avais exposée peu de temps auparavant.
Cette fois, elle pivota vers lui et s’appuya au bureau. Elle lui lança un regard perçant.
— Tu n’en as pas marre de ne t’intéresser qu’à des personnes mortes ?
Il choisit de penser que le double sens n’était pas intentionnel. Qu’elle avait voulu parler de son métier — et de rien d’autre. Néanmoins, l’espace d’un instant, la douleur se réveilla.
Il n’était pas prêt …
Il avait cru qu’en quittant la maison de repos, il laisserait ses angoisses là-bas — mais la fatigue, le doute, la lassitude lui mordaient les talons.
— Parle-moi d’elle, dit-il. Quel genre de personne c’était ? Elle avait l’air… dépressive ?
Elle lui décocha un regard curieux.
— C’était une femme drôle, impertinente… Et elle avait beaucoup de talent.
Charlène se tourna vers une petite bibliothèque — pratiquement le seul meuble de cette immense pièce en dehors du petit coin-salon et de son bureau — et elle attrapa un volumineux et luxueux catalogue.
— Tiens, regarde.
Il s’approcha. Lut : « Célia Jablonka ou l’art absent. » Elle souleva la couverture et commença de tourner les pages en papier glacé. Des photos de sans-abri. De familles africaines vivant à cinq dans dix mètres carrés. Un type mort de froid emporté par le SAMU. Un chien errant. Un enfant crasseux fouillant dans une décharge. Un autre faisant la manche dans le métro… Et, en alternance, des rayons de supermarchés surchargés de victuailles, d’objets high-tech, de jouets, de fringues en soldes, des voitures flambant neuves, des queues dans les cinémas, des chaînes de restauration rapide bondées, des piles de jeux vidéo en vitrine, des rangées de pompes à essence, des poubelles qui débordent, des décharges, des incinérateurs… Le message était clair, immédiat, primaire — nul besoin de réfléchir.
— Elle refusait toute forme de sophistication, de subtilité. Elle refusait catégoriquement que son art ait une fonction esthétique ou cathartique. C’était l’inverse qu’elle recherchait. Le message. Sans filtre.
Servaz fit la moue. Il n’était pas venu pour entendre des considérations artistiques. Et son style préféré était le gothique international.
— Ces photos, où ont-elles été prises ?
— Dans la rue. Et dans un squat. Une partie de l’expo avait lieu là-bas. Célia voulait que les visiteurs ne se contentent pas de regarder, elle voulait les faire entrer dans les photos, comme elle disait. Un dispositif sonore les invitait donc à poursuivre leur visite dans le squat, où ils trouveraient la fin de l’expo. Célia avait collé des petites affichettes tout le long du parcours pour leur faciliter la tâche.
— Et ça marchait ?
Ce fut au tour de Charlène de faire la moue.
— Pas vraiment… Quelques audacieux ont été jusqu’au bout, mais le public de ma galerie n’est pas — eh bien — forcément de ceux qui donnent dans la soupe populaire…
Servaz hocha la tête. Il savait Charlène des plus lucide sur les personnes qui fréquentaient sa galerie comme sur le monde de l’art contemporain en général. Elle lui avait plus d’une fois parlé de l’opacité qui y régnait, de la bulle spéculative entretenue à coups de millions de dollars et d’euros, de ventes aux enchères arrangées, de l’argent du contribuable dilapidé dans l’achat à prix d’or par les musées et les collections publiques d’artistes aux cotes artificiellement gonflées grâce à l’entente entre marchands, galeristes et salles des ventes : des pratiques illégales qui, dans tout autre domaine, auraient expédié leurs auteurs en prison.
— Je ne sais pas si je suis la personne la mieux placée pour en parler…, s’excusa-t-elle. Je ne la connaissais pas très bien. Mais, pendant le temps qu’a duré l’expo, on s’est pas mal parlé, et… il m’a semblé que son humeur devenait plus sombre au fur et à mesure, que toute la joie et tout l’enthousiasme des débuts disparaissaient progressivement. Les derniers temps, elle avait même perdu toute joie de vivre — c’est pour ça… eh bien, que son suicide ne m’a pas vraiment surprise.
Servaz se sentit tout à coup aux aguets. En elle-même, cette information aurait dû ajouter du crédit à la thèse du suicide. Pourtant, il entendait comme un son dissonant. Ou bien est-ce qu’il se faisait des idées ? Qu’il cherchait à tout prix quelque chose à quoi se raccrocher — et quelle meilleure occasion pour un enquêteur qu’une enquête qui serait passée à côté de l’essentiel ? Il n’avait aucun élément pour étayer cette hypothèse. À part cette clé d’hôtel…
— Tu dis que tu as perçu un changement en elle tout au long de votre relation ?
— Oui.
— Combien de temps ça a duré ?
— On s’est rencontrées pour la première fois environ neuf mois avant son suicide, quand elle a voulu exposer dans la galerie…
— Et, à ce moment-là, elle était comment ?
Un pli sur le front de Charlène.
— Pas du tout dans le même état d’esprit… Elle était pleine d’énergie, d’enthousiasme, elle avait des tas de projets — et dix idées à la minute ! À la fin, tout lui était égal. Elle se traînait. Il fallait sans arrêt lui répéter les choses… On aurait dit un fantôme.
Que s’était-il passé entre les deux ? se demanda-t-il. Célia Jablonka avait sombré dans la dépression en l’espace de quelques mois. Était-ce la première fois ? Ou s’agissait-il d’une rechute ?
— Tu as l’adresse de ce squat ? demanda-t-il.
— Pourquoi tu veux savoir tout ça ?
Une question qu’il aurait dû se poser lui-même. Que cherchait-il au juste ? Le suicide de Célia Jablonka n’était pas de son ressort. Et l’affaire était classée depuis longtemps.
— J’ai reçu ça avant-hier dans ma boîte aux lettres, dit-il en sortant le carré de plastique de sa poche.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La clé de la chambre d’hôtel où Célia Jablonka a mis fin à ses jours.
Charlène le regarda sans comprendre.
— Et tu sais d’où elle provient ?
— Pas la moindre idée.
Il lut dans les yeux de la femme de son adjoint une perplexité croissante.
— Tu ne trouves pas ça flippant ?
Il s’immobilisa devant la porte cochère. Une banderole était suspendue juste au-dessus : « Centre social autogéré. Réquisition, entraide, autogestion. » Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient murées. La façade, qui avait connu des jours plus fastes, était taguée d’une fresque murale multicolore qui, elle, au moins, racontait une histoire : un bateau surchargé de migrants traversant la mer et pris dans la tempête, des grillages surmontés de barbelés, des projecteurs aveuglants et des gardes accompagnés de chiens, des juges en robe armés de revolvers, des CRS la matraque levée, des enfants jouant au football au milieu des ruines…
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