Vraiment ? Tu en es bien sûre ?
— Alors, explique-moi ça, dit une voix polaire en provenance de l’autre côté de la table.
Christine se raidit. Les doigts émergeant de la mitaine avaient poussé une feuille imprimée devant elle.
— Bonjour, dit le serveur avec un enthousiasme professionnel. Vous désirez boire quelque chose ?
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Tu ne vois vraiment pas ? siffla Denise de la même voix vibrante de colère.
Le serveur battit précipitamment en retraite. Christine se pencha. Un mail. Elle glissa sur l’en-tête pour s’intéresser au texte :
Chère Denise, si tu crois que je n’ai pas deviné ton manège… Reste loin de mon mec. C’est un conseil que je te donne.
Signé : Chris sort ses griffes
Elle eut l’impression que la table et la salle tout entière se mettaient à tourner. Ça n’est pas possible… Ça ne peut pas arriver …
Elle relut le texte une deuxième fois. Ferma les yeux. Les rouvrit. Une pensée la foudroya : rien ne tout cela n’était réel.
— Ce n’est pas moi qui ai écrit ça…
— Oh, allons, Christine, s’il te plaît ! Qui à part toi et moi aurait pu savoir que Gérald te surnomme comme ça quand tu es en colère ?
— Quoi ? (Elle secoua la tête.) Tu dis que c’est le surnom que Gérald me donne ?
Denise la regardait : l’impatience et le mépris se disputaient ses traits.
— Comme si tu ne le savais pas.
— Je… je ne comprends rien à ce qui se passe…
La jeune femme lui opposa un silence hostile.
— Denise, je ne comprends rien, je t’assure ! Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé ça ! Quand est-ce que tu l’as reçu ?
Un silence.
— Hier soir.
C’était lui . Qui d’autre ? Mais comment pouvait-il savoir tout ça sur son compte ?
— Christine, articula Denise du ton d’un professeur s’adressant à un élève particulièrement obtus, il y a ton adresse e-mail dans l’en-tête. Ce mail a été envoyé de ton ordinateur. Et cette signature… Ça fait quand même beaucoup, non ?
— Tu en as parlé à Gérald ?
Un regard prudent en provenance du camp d’en face.
— Pas encore.
— S’il te plaît, ne lui dis rien.
— Tu admets que c’est bien toi qui as écrit ce mail, alors ?
Elle hésita. Elle pouvait nier. Elle devait nier. Elle pouvait raconter le coup de l’urine sur le paillasson, l’incident à la radio, sa visite à la police, le message sur son pare-brise… Et après ? Elle savait exactement l’impression que cela donnerait : celle d’une psychose paranoïde galopante. Elle imagina Denise bavant auprès de ses copines : La pauvre fille est complètement givrée, bonne à enfermer, si vous voulez mon avis … Je ne comprends pas ce que Gérald lui trouve …
— Oui, admit-elle.
Denise la regarda, avec sur le visage tous les symptômes de la consternation. Christine se sentit déshabillée, jugée et condamnée — le tout en un clin d’œil. La jeune doctorante hocha la tête, incrédule. Visage fermé.
Puis elle se secoua et Christine devina ce qu’elle était en train de penser : C’est bien ma veine, putain, je suis tombée sur une malade …
— J’aime bien Gérald, commença-t-elle doucement.
Il y avait dans cette déclaration une telle conviction que Christine se demanda s’il ne fallait pas en retirer le « bien ».
— Non, en vérité, je l’aime beaucoup. (Elle planta ses yeux verts dans ceux de Christine en un geste de défi.) C’est vrai, quoi, c’est quelqu’un de bien — et un patron formidable. J’insiste : il n’y a rien entre Gérald et moi. Mais je l’aime beaucoup, oui, c’est vrai… ( C’est bon, tu l’as déjà dit ça, j’ai compris, passons à autre chose …) Et je me demande si…
— Si quoi ?
— Si tu es la personne qu’il lui faut…
Christine eut l’impression d’avoir reçu une gifle.
— Tu peux répéter ?
— De toute façon, poursuivit Denise sur sa lancée, sans noter le changement de ton, même s’il y avait eu quelque chose, ce ne sont pas des manières. Tu devrais voir un psy.
Christine fixait à présent Denise sans bouger un cil, comme si quelqu’un avait fait « arrêt sur image ». Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne reprenne la parole :
— COMMENT OSES-TU ?
Elle avait parlé fort. Les étudiants mâles de la table d’à côté se retournèrent, conscients qu’il se passait un truc intéressant entre les deux jolies pépées derrière.
— COMMENT OSES-TU ME PARLER COMME ÇA ?
Sa voix : une vibration de basse intensité frappant directement au niveau du plexus et traversant la salle — distincte, terriblement audible et méchamment agressive. Des têtes se tournèrent. Denise battit en retraite :
— Désolée, ça ne me regarde pas, après tout. Tu as raison, ce ne sont pas mes affaires.
La jeune femme leva les mains en signe de reddition.
— Gérald est assez grand pour savoir ce qu’il veut faire de sa vie…
Trop tard, ma belle . Christine sentit que sa bonne vieille colère était de retour. Et il n’était plus question de la faire taire. Oh, non…
— En effet, ça ne te regarde foutrement pas . Et c’est vrai, puisque le moment est venu de mettre cartes sur table, que je te trouve un tout petit trop zélée pour une doctorante . (Elle insista sur ce mot.) Un tout petit peu trop — comment dire ? — collante , tu vois ?
Elle resta un moment à la dévisager. Denise semblait trop tétanisée pour répondre.
— Alors, oui, je vais te donner un conseil : celui de t’occuper de tes oignons à l’avenir… et de te consacrer à ta thèse. Rien qu’à ta PUTAIN DE THÈSE. Avant que je ne lui demande de renoncer à en être le directeur…
Elle se leva.
— TIENS-TOI À DISTANCE DE MON MEC !
Christine passa à moins d’un mètre du petit homme assis à la table de derrière en sortant. Celui-ci referma son journal et porta sa mousse à ses lèvres. Il la regarda s’éloigner. Ses yeux aussi dénués d’expression que deux cailloux noirs.
Il était petit, étonnamment petit, ridiculement petit même. Un mètre soixante-cinq. Pour un homme, une taille susceptible de vous attirer bon nombre de quolibets, de sourires en coin et de regards condescendants. Il était toutefois bien proportionné, avec un corps musclé, une taille mince, mais sa tête n’aidait pas. Elle était presque féminine . Nez délicat, lèvres épaisses, pommettes hautes et dessin efféminé du reste du visage. En outre, il n’avait quasiment pas de sourcils et, à l’inverse, de longs cils blond-blanc. Même son crâne — qu’il avait intégralement rasé — évoquait celui, parfait, d’une jeune femme. La seule chose qui ne fût pas féminine chez lui était son regard : de grands yeux plats et vides, noirs, comme deux fenêtres ouvertes sur le néant. Ni particulièrement hostiles ni spécialement perçants : vides …
Il portait une parka kaki sur un sweat à capuche noir et un tee-shirt gris et — n’étaient sa petite taille et son visage efféminé — il ne se serait distingué en rien des étudiants autour de lui, à part peut-être son âge : il était de quelques années leur aîné.
Il suivit Christine du regard jusqu’à la porte — examinant de ses yeux plats ses hanches, son dos, ses fesses, chaque courbe et chaque creux de son corps de femme. Satisfait de son examen, il plongea les lèvres dans sa bière fraîche en notant qu’aucun des hommes présents dans le café n’avait fait de même : ils s’efforçaient tous de ne pas s’immiscer dans les affaires des autres. Il songea que la plupart des gens de ce pays étaient d’une naïveté confondante, comme des anges ou des eunuques : ils ignoraient tout des individus qu’ils côtoyaient chaque jour, ils ne savaient rien de la véritable souffrance, de la torture, de l’agonie, des enfers grands et petits qui existent dans ce monde — des pleurs aussi impossibles à étancher que la sève coulant sur l’écorce des arbres, pensa-t-il, et un sourire s’élargit sur sa bouche féminine. Du moment où le cerveau se déchire et tombe en morceaux sous l’effet de la douleur… Rien non plus du temps qui goutte au fond d’une cave sentant la pisse, la merde et la sueur… Rien de ceux qui, la chemise souillée de vomissures et de sang, comprennent soudain — trop tard — que l’enfer existe — ici-bas —, qu’on en frôle les portes chaque jour, qu’on croise ses servants dans la rue ou le métro sans les voir.
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