Christine sort ses griffes
Il referma le journal sur le dessin et l’abandonna sur la table en sortant.
Le lendemain, Servaz se leva avant tout le monde. Ça roupillait ferme quand il descendit au réfectoire et il trouva la salle du rez-de-chaussée déserte. 7 heures du mat. La plupart des pensionnaires souffraient de troubles du sommeil et ils rattrapaient leur déficit le matin.
Servaz se remplit un bol de café, prit une dosette de crème et alla s’asseoir à l’une des tables. Il appréciait d’être seul. Il appréciait le silence, il en avait assez des jérémiades. Tous ces flics abîmés, cabossés par des parcours de vie chaotiques, des expériences traumatiques : tous ou presque se complaisaient dans l’évocation du passé. Depuis qu’il était ici, Servaz avait l’impression d’être plongé en permanence dans un bain tiède de nostalgie.
— Un croissant chaud, ça vous dit ?
Il tourna la tête. Élise se tenait à l’entrée des cuisines. Servaz lui sourit. Il y avait des moments où il lui semblait qu’Élise était la seule personne normale ici. Un petit garçon brun vint ouvrir son cartable près de lui. Il en sortit un cahier et des feutres qu’il étala sur la table. Puis Élise les rejoignit et Servaz se mit à saliver en reniflant l’odeur du croissant chaud qu’elle déposa devant lui. Elle s’assit de l’autre côté de la table.
— Déjà debout ?
— J’ai quelque chose à faire en ville, répondit-il en mordant à pleines dents dans le croissant au bon goût de beurre.
Elle le considéra, perplexe.
— Redites-moi ça. J’ai dû mal entendre.
Il gratta le pare-brise, versa de l’eau chaude dessus, poussa le chauffage à fond. Puis, une fois au volant, il quitta prudemment le parking. Aucune saleuse n’était passée par ici et le vent violent poussait la neige des champs sur la route, où elle tourbillonnait. Il roula à travers la plaine blanche, rejoignit l’A66 puis l’A61 avant d’entrer dans Toulouse par l’est.
Tout en conduisant, il pensa à Hirtmann. Le procureur de Genève. L’homme qui hantait ses rêves. Celui qui lui avait enlevé Marianne. Dans ses moments de lucidité, il se disait qu’il n’entendrait plus jamais parler de lui, que Hirtmann était sans doute mort dans quelque rue mal famée d’Amérique latine ou d’Asie… Que la seule chose à faire était de l’oublier. Ou, à tout le moins, de faire semblant. C’était un défi qu’il parvenait à relever tant qu’il faisait jour, mais, dès que le soir approchait, que la lumière baissait dans les pièces les plus reculées de son crâne, il se sentait pris dans l’étau lugubre de ses pensées et son âme gémissait d’effroi. Jadis, après avoir enquêté sur un crime particulièrement horrible, il mettait son cher Malher en rentrant chez lui, seul antidote contre les ombres, et les choses retrouvaient leur place. Mais Hirtmann lui avait volé même ce sanctuaire : le Suisse était comme lui un admirateur du génie autrichien. Étrange similitude qui, d’emblée, avait souligné leur dangereuse proximité spirituelle dans cette cellule de l’Institut Wargnier, quand la musique s’était élevée. Il revoyait le Suisse : grand, amaigri dans sa combinaison au col ouvert, la peau translucide, et surtout le choc de ce regard électrique qui ne cillait jamais — comme s’il avait reçu une décharge de Taser. Et aussi la façon dont, en une seconde, Julian Hirtmann avait lu en lui. L’avait déchiffré. Deviné. Servaz s’était rarement senti aussi nu en face d’une autre personne.
Il avait reçu une carte d’Irène Ziegler envoyée de New Delhi, où elle avait été détachée. La gendarme était en effet devenue attachée de sécurité intérieure au sein de la Direction de la coopération internationale — un réseau de deux cent cinquante policiers et gendarmes déployés dans quatre-vingt-treize ambassades, chargés d’enquêter en amont sur les diverses menaces — terrorisme, cybercriminalité, trafic de drogue — prenant naissance hors des frontières. La carte ne comportait que deux phrases :
Est-ce que tu penses encore à lui ? Moi oui.
Il se demandait parfois si Ziegler n’avait pas postulé pour cette place avec le secret espoir de repérer un jour la trace du Suisse. Il ne doutait pas qu’elle détournât les moyens informatiques et logistiques mis à sa disposition à cette fin — comme elle l’avait fait quand elle avait été mutée disciplinairement dans cette brigade de campagne. Autant vouloir vider l’océan avec une cuillère…
Une fois en ville, il prit la direction du Grand-Rond, puis celle du Capitole. Les rues étaient farcies de neige : on distinguait à peine les trottoirs de la chaussée et les toits des véhicules étaient coiffés d’épais édredons blancs. Il se gara dans le parking souterrain et traversa la place du Capitole, il avait besoin d’un autre café. Il en but deux en attendant l’heure dans une brasserie face à l’hôtel de ville, récupérant un journal sur une table voisine. Quelqu’un avait entouré un article au stylo. Il le parcourut machinalement : le satellite Pléiades-1B avait envoyé avec succès ses premières images vers le Centre spatial de Toulouse. L’article expliquait que le satellite avait été lancé de Kourou en Guyane par un Soyouz le 2 décembre à 2 h 02 UTC. Les premières images prises par le satellite avaient été Paris, l’île de Bora-Bora, la base de Tucson en Arizona et les pyramides de Gizeh. Servaz se dit que le type qui avait entouré l’article au stylo devait être un de ces milliers de cadres et d’employés qui travaillaient pour l’aéronautique et l’espace dans la région.
Il se mit en marche à 9 h 30, pataugeant dans la mélasse de glace et de boue qui transformait la place du Capitole en patinoire. Le vent d’autan arrachait des nuages de poudreuse aux monticules qui s’entassaient au pied des façades, les précipitant sur la brique rose. Il n’avait jamais vu pareille atmosphère de sports d’hiver à Toulouse. Il y avait, dans la façon dont la neige tourbillonnait dans les rues, dans leur silence, quelque chose le ramenait délicieusement à l’enfance. On se serait cru au Québec. Heureusement, la galerie d’art de Charlène Espérandieu se trouvait à deux pas, à l’angle des rues de la Pomme et Saint-Pantaléon. Les portes vitrées s’ouvrirent en chuintant devant lui et ses semelles laissèrent des traces humides sur le parquet blond. Il n’y avait personne. Les murs, éclairés par des spots, étaient nus et de grands cartons contenant sans doute les œuvres de la prochaine expo jonchaient le sol.
Servaz se dirigea vers le fond, là où un étroit escalier métallique grimpait en colimaçon vers l’entresol.
Un bruit de talons à l’étage.
Les marches de métal vibrèrent sous son poids. Sa tête émergea la première au niveau du plancher — et il vit d’abord une paire de hautes bottes bordeaux à talons, des jambes minces dans un jean, puis la parka grise qu’elle n’avait pas encore retirée — et enfin la cascade de cheveux roux ramenée de façon asymétrique sur un côté du visage.
— Martin ?
Elle approchait de la quarantaine, mais en paraissait dix de moins.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Tu vois, je me mets à l’art contemporain.
Elle sourit.
— Tu as l’air bien, dit-elle, tandis qu’il terminait son ascension et émergeait du trou. Bien mieux que la dernière fois où je t’ai vu… Dans cet endroit sinistre… Tu avais l’air d’un zombie .
— De retour d’entre les morts, confirma-t-il.
— Vraiment bien, répéta-t-elle, comme si elle essayait de s’en convaincre.
— Non venit ad duros pallida Cura toros , « le pâle Souci n’approche pas des lits durs ».
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