— C’est précisément pourquoi je veux voir le dossier, dit-il. La personne qui m’a envoyé ce truc semble en savoir autant sur moi que sur cette affaire.
— En même temps, tu as fait la une de la presse plus d’une fois ces dernières années, entre l’affaire de Saint-Martin et celle de Marsac [1] Voir Glacé , Éditions XO, 2011, et Le Cercle , Éditions XO, 2012.
. Si j’étais un habitant de cette ville à la recherche d’un flic compétent, il est probable que tu serais l’un des premiers noms sur ma liste. Je vais voir ce que je peux faire… Tu n’as qu’à passer demain. On y ira déjeuner. Et on évoquera le bon vieux temps… Tu te souviens ? Quand tu as débarqué, jeune lieutenant, avec toutes tes affaires dans ta bagnole ? Tu as garé ta tire dans un parking pour aller manger un morceau et, quand tu es revenu, on te l’avait vidée ! On t’avait tout fauché, même tes slips ! Ta première affectation et la première chose que tu as faite en débarquant, c’est de porter plainte !
Un sourire mince comme une ride se dessina sur le visage de Servaz.
Il était presque 18 heures quand Christine pianota sur le digicode de son immeuble, repoussa la lourde porte vitrée et s’empressa d’allumer la lumière du hall plein d’ombres. Ses talons résonnèrent sur le sol carrelé quand elle s’approcha des rangées de boîtes aux lettres.
Comme la veille, elle retint son souffle en ouvrant la sienne. Vide, constata-t-elle, soulagée. Elle la referma. Se dirigea vers l’ascenseur. La cabine minuscule descendit jusqu’à elle en grinçant et en bringuebalant dans sa cage grillagée, les câbles se déployant sous le plancher comme des serpents suspendus à des branches. Elle tira sur la grille d’un coup sec, pénétra dans l’espace exigu et appuya sur le bouton du troisième. La cabine repartit. Elle regarda défiler les tranches d’ombre qui découpaient la cage d’escalier enroulée autour du puits de l’ascenseur — un maillage clair-obscur qui, pendant une seconde, lui évoqua les entrailles d’une prison. Son cœur, déjà oppressé, se mit à battre plus vite. Pourtant, la journée avait été calme. Enfin. Depuis la veille, depuis l’incident avec Denise, la vie semblait avoir repris un cours normal. Elle avait envie de croire que le type avait obtenu ce qu’il voulait — il l’avait terrorisée — et que c’était tout ce qu’il cherchait. Bien sûr, elle savait qu’elle se racontait des histoires, qu’il connaissait des choses sur elle qu’un inconnu ne pouvait pas savoir, que son raisonnement relevait de la pensée magique, mais elle n’aspirait qu’à une chose : que cela s’arrête. Et — très égoïstement — que son harceleur s’en prenne à quelqu’un d’autre.
La cabine s’immobilisa après un ultime soubresaut et elle repoussa la grille. En émergeant sur le palier, elle prêta l’oreille. Rien, sinon un vague morceau de musique classique qui montait des entrailles de l’immeuble. Elle fouilla dans son sac à main à la recherche de ses nouvelles clés, celles que lui avait remises le jeune serrurier. Puis elle s’avança jusqu’à sa porte.
S’immobilisa, la main sur la serrure.
De l’opéra…
Cela provenait de chez elle …
La voix montait à travers sa porte. L’espace d’un instant, elle faillit faire demi-tour. Elle introduisit la nouvelle clé, déverrouilla le battant et se planta sur le seuil : la musique montait du séjour, de sa chaîne stéréo… La voix de la femme vibrait, forte, dans l’appartement, accompagnée de violons. Soprano …
Elle alluma, s’avança d’un pas hésitant, laissant la porte d’entrée ouverte. Prête à battre en retraite. Le séjour était vide, mais elle le vit tout de suite. Sur la table basse : un CD. Il n’y était pas ce matin, elle en était sûre. Elle l’aurait rangé avant de partir. Et puis, elle détestait l’opéra. Il n’y en avait pas un seul dans sa discothèque.
Elle respira lentement. Fit un pas, s’arrêta. Tosca , Puccini. Elle pensa au CD reçu à la radio. Ce n’était donc pas une erreur…
Cela faisait partie du plan.
Le cauchemar — de nouveau …
Sa première pensée, en se ruant vers le coin-cuisine, fut qu’il était encore dans l’appartement ; l’accélération brutale de son rythme cardiaque la rendit presque malade. Elle ouvrit le tiroir du haut à la volée et s’empara du couteau le plus grand qu’elle trouva, en produisant un grand tintamarre parmi les couverts.
— Montre-toi, connard, s’écria-t-elle. Vas-y ! Montre-toi !
Elle avait hurlé à la fois pour se donner du courage et pour effrayer un éventuel visiteur. Mais seule la soprano lui répondit. Sa voix grimpait dans les aigus, elle se précipita vers la chaîne pour lui couper le sifflet. Le silence revenu, elle se rendit compte à quel point c’était le ramdam dans sa poitrine, à croire qu’un orchestre de percussions y avait élu domicile. Elle passa d’une pièce à l’autre, la lame tenue devant elle, tremblante comme une baguette de sourcier au bout de son bras.
La pénombre des jours d’hiver noyait les pièces, à peine combattue par la clarté de la neige à l’extérieur, et, chaque fois qu’elle actionnait un interrupteur, elle se figeait en s’attendant à voir une silhouette jaillir et se jeter sur elle.
Qui es-tu, putain ? Qui es-tu ?
D’où est-ce que tu sors pour me pourrir la vie comme ça ?
Et d’où tu sais tous ces trucs sur moi ?
Il semblait parfaitement la connaître. Plus inquiétant encore, il était parvenu à entrer chez elle malgré les nouvelles serrures. Elle repensa au jeune serrurier. Était-il dans le coup ?
Tu deviens parano, ma vieille !
Puis elle se souvint qu’elle était partie retrouver Denise et qu’elle avait dit au jeune homme de laisser les nouvelles clés dans la boîte aux lettres quand il aurait fini. Quelle imbécile ! Elle retourna à la porte, considéra le verrou intérieur et le tira — ce qu’elle n’avait évidemment pas pu faire en partant. Elle se remémora le baratin du jeune serrurier : « Vous pouvez mettre toutes les serrures que vous voulez : avec du temps, un bon cambrioleur en viendra toujours à bout. La seule solution, c’est un verrou . Quand vous êtes à l’intérieur, ça va sans dire… »
Elle finit par ouvrir d’un coup de pied la porte des W-C. Un ultime tressaillement de dégoût et d’horreur quand elle vit que quelqu’un avait uriné dans la cuvette sans tirer la chasse d’eau — ce qu’elle n’oubliait jamais de faire : un mégot solitaire et provocateur flottait encore au milieu de la flaque jaune. Elle tira furieusement sur la chaîne. Se pencha tandis que la cataracte grondait en dessous d’elle. Hoqueta et hoqueta encore. Mais, pas plus que dans les toilettes de la radio, elle ne parvint à vomir.
Elle se redressa, le visage mouillé de sueur.
Vide. L’appartement était vide…
Puis une pensée la frappa comme un coup de poing à l’estomac : Iggy… Il n’était plus là…
— Iggy ? Iggy ! Iggy ! S’il te plaît, réponds ! IGGGYYYYYY !!!
Le silence encore vibrant de son cri lui renvoya comme une balle de squash l’écho de sa propre peur. Elle continua d’ouvrir à la volée portes de placard et tiroirs, les jetant à terre, comme si son tourmenteur avait pu coincer Iggy dans l’un d’entre eux !
Espèce de salopard de merde, je vais te tuer si tu as fait du mal à mon chien .
Les vannes s’ouvrirent et elle goûta le sel de ses larmes sur ses lèvres.
— Saloperie, gémit-elle. Va te faire foutre. Si tu as touché à mon chien, je vais te crever, ordure…
Elle donna un coup de poing dans une porte. Tourna sur elle-même. Désorientée. Elle avait tout fouillé. Elle avait même ouvert les boîtes à chaussures au fond de la penderie. Regardé sous l’évier. Ouvert la poubelle à emballages. Elle avait regardé partout. Ou presque partout… Le frigo . Elle contempla pensivement le grand réfrigérateur/congélateur métallisé dont les chiffres bleus affichaient la température sur la porte. 2 °C/-20 °C.
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