Une idée : retrouver Irène, se venger. « Si tu veux Irène, prépare-toi à la guerre. » Nécessité : la poursuivre. Elle n’avait pas dû rentrer aux États-Unis, elle avait filé à l’ambassade de Budapest. Il descendrait du train à Bratislava. Elle avait prononcé ce nom, pourquoi ? Oui, c’est là qu’elle devait être, Bratislava. Escomptant peut-être qu’il s’y arrêterait. Du coup, il imagina que c’était elle qui le pistait. Il n’y comprenait rien. Quelque chose lui échappait. Il s’échappait.
Pourquoi continuer ce voyage ? Il l’ignorait, mais, à travers la confusion de ses pensées, l’envie de voir le tableau était la seule qui surnageât. Les yeux clos, il revoyait les peintures du Maître de l’Observance. « Quand on n’a jamais aimé l’art et que l’on n’y connaît rien, pourquoi tombe-t-on amoureux d’un tableau ? »
Faire un effort pour se concentrer sur cette idée. Une planche de salut. En bois de peuplier, coupée, taillée et poncée à Sienne vers 1400. En faire une idée fixe, pour que toutes les autres idées deviennent mobiles, et s’en aillent.
Ou alors pour que tout ce qui se bousculait en lui vienne s’agglutiner sur cette idée : voir un panneau de bois peint par un inconnu à la Renaissance ; désir, d’un type nouveau pour lui, sans doute éphémère, que les autres idées, et les désirs qui pourraient lui rester, viennent s’y coller comme des mouches, s’y précipitent ; qu’il n’ait plus, ce désir singulier une fois satisfait, qu’à se débarrasser du tout. Oublier d’un bloc. Ne plus voir Irène, ne plus se demander où se trouvait Marge, ne plus s’intéresser à la peinture, ne plus collectionner ces saints jamais vénérés, ne plus revenir sur les lieux de sa jeunesse, ne plus entendre ses disques dans sa tête, s’interdire tout pèlerinage, accompagner peut-être de temps en temps Marge à Newport, pour lui montrer combien il l’aimait. Et avoir la paix. Comme il avait eu Irène. En silence.
Le matin, arrivée à la gare de Prague. Il avait laissé filer Bratislava pendant la nuit. Il pouvait très bien se passer d’Irène. S’il n’était pas descendu à Bratislava, c’est que ce n’était pas de la passion. Une foule d’habitants de la ville proposait en anglais des logements. Carlo ne s’attarda pas. Son obsession : trouver la Galerie nationale. Les salles d’attente en bois avaient encore un grand air d’Europe centrale, les bureaux du tourisme, flambant neufs, s’ornaient d’un portrait en noir et blanc du président. Un poète, auteur de pièces de théâtre. Il devait faire lui-même ses discours. Le vacarme empêchait Carlo d’avancer vers la sortie.
Confusion des langues, brouillard au-dessus de lui. Comme un saint Jérôme affolé qu’on aurait transporté dans Babel, Carlo passait son temps à traduire. D’une langue dans une autre, il mélangeait tout, dans les mêmes phrases. Où pouvait-on avoir du café ?
Revoir l’image d’Irène. Il écrivit le texte d’une comédie où il se laissait le beau rôle, composait le personnage d’un Carlo séducteur qui aurait expliqué à Irène qu’il devait partir, que leur aventure ne pouvait pas avoir de suite. Comme il n’avait pas déjeuné, l’estomac vide, il croyait d’autant mieux à sa farce et trouvait la lumière de Prague plus jolie que celle de Budapest. Que serait Sienne ? La Toscane ? Il voyait en rêve, tandis qu’il marchait, les traits de son visage, les lignes de ses mains, mais c’était sans y penser, sans que parvienne à la surface de son esprit le remords de l’avoir séduite ou le regret de l’avoir laissée. Il devait partir, elle le savait. Elle aurait compris qu’elle devait cesser de le suivre. Il se moquait de la mission qu’elle prétendait avoir. Il n’arrivait même pas à comprendre le discours tout prêt, la vulgate qu’il s’inventait, son esprit rempli de brume autant que l’immense place où il arrivait. Au fond, la statue de Jan Hus l’hérétique transperçait le matin à l’emplacement de son bûcher.
Carlo n’en avait cure, comme de toutes les formes du protestantisme bohémien, du concile de Constance, de ces vieilles maisons trop maquillées, la maison de l’alchimiste, l’horloge astronomique et autres curiosités. Il traversa. Il sourit. Cela le brûlait moins. Il pensa qu’il avait continué malgré lui à jouer à l’espion de cinéma, dans un de ces films embrouillés où l’on ne comprend pas tout — sa vie, vue sous l’angle le plus favorable, au bénéfice du doute — et où l’agent double charmeur tombe dans les bras de la créature lâchée à ses trousses. Le décor de l’Europe de l’Est, les lacs italiens, un ministre balte incognito, la promenade au parc d’attractions. Enfin, c’était à peu près cela, mutatis mutandis — l’expression latine favorite du père de Marge quand il voulait assimiler des choses qui n’avaient rien à voir, pour la beauté du raisonnement. Il se ressert alors un verre de brandy et juge de l’effet sur son auditoire. Carlo aurait aimé organiser une rencontre entre le père de Marge et le vieux ministre balte — il imagina leur colloque sur le ton de Jan mimant la conversation du prince de Valdat son grand-père avec son confesseur jésuite.
L’avenir. Il enviait à Marge sa famille. Fils abandonné, issu de nulle part, déposé par hasard aux rives d’un continent qui n’était pas le sien, Carlo avait vogué, enfant posé dans une corbeille d’osier ; recueilli, il avait grandi sans rien apprendre, juste avant de redevenir orphelin pour la seconde fois. D’où sa culture anarchique, sa fortune imméritée, ce savoir de bric et de broc que l’éducation de Yale n’était pas venue consolider, ses hésitations, ses ignorances, ses infériorités face à une femme comme Irène, orpheline, grecque, chypriote, pauvre, laide et curieuse.
Bien sûr, il ne savait rien de Prague. Il arriva aux pieds du Hradshin, hésitant, incertain, intimidé, sans savoir qu’il imitait en cela Chateaubriand venu de France rendre hommage au roi en exil. On ne peut pas avoir tout lu. Il traversa le pont fameux dédié à son saint patron. On y jouait de la musique entre les statues. Un peu tôt, pour Carlo. Il reviendrait, le soir tombé, s’il avait envie de noter des impressions de voyage. Il avait laisse son guide à Budapest, la reliure démontée, les gardes incisées au scalpel. À quoi bon ?
Avec anxiété, il chercha la Galerie nationale. On la lui indiqua à la boulangerie. Il bougonna : « Alors quoi, ce n’est pas vrai qu’il faut faire la queue dans les boulangeries à Prague ? » Tous les passants qu’il croisait avaient un journal à la main. Peut-être un événement, la guerre ? La paix ? Le monde pouvait faire ce que bon lui semblait, sans lui. Son dégoût croissait à chacune des marches qui mènent à la forteresse, la ville haute, le château.
Que faisait Marge ? Il ne l’avait même pas prévenue de son absence. Il avait dû lui indiquer, en passant, les dates de ses vacances, mais il ne lui avait rien précisé. Elle devait être rentrée de Newport. Il imagina, avec méthode, ses sentiments et ses actes : elle avait téléphoné, s’était inquiétée, était passée chez lui, avec toujours un double de la clef dans son sac.
En esprit, depuis Prague, Carlo cambriola son appartement de Washington.
Son bureau, acheté à la boutique du musée d’Art moderne, son lit trop petit, son désordre, ses livres étalés comme en exposition, sa lecture française du moment, Moravagine, la gravure achetée à Paris et encadrée à Greenwich Village, l’appareil monstrueux qui lui permettait de faire de l’aviron dans son couloir, et bouchait le passage pour entrer au salon : elle aurait vite fait le tour, ne trouverait rien d’abord. Mais elle, vorace, était du genre à insister. Elle allait commencer par lui perdre la page du livre. Puis inspecter. Il avait laissé, en prévision de cette scène, le double de la liste de ses destinations sur la table de nuit. Si elle l’avait trouvée, si elle avait pris l’avion elle aussi, si elle avait cherché à le rejoindre…
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