« En mission ?
— Si l’on veut…
— Une seule question, si vous permettez. Est-ce vous Irène qui avez demandé à être désignée pour me pister ?
— Oui bien sûr. »
Elle sourit. C’est tout ce qu’il voulait savoir. Ils avaient parlé français et il lui avait dit vous. Il l’entraîna vers la sortie tout en l’interrogeant sur le petit cheval de Léonard de Vinci. Avait-il jamais eu un cavalier ? La statue équestre d’un fantôme, pensa-t-il sans le dire, tandis qu’elle se lançait dans une explication sur le rôle de la famille Sforza à Milan à la Renaissance. Il l’entraîna sans trop savoir vers le mur d’arbres contre lequel butait la place des Héros ; ils franchirent la grille d’un parc d’attractions.
Carlo restait malgré tout intrigué. Invoquée, pas invitée, elle était venue quand même. Il avisa un bassin sur la droite. On louait des barques. Il en prit une : pour parler tranquille. Pas moins de cinq employés municipaux en costumes rouge et vert se précipitèrent pour les aider à la mettre à flot. Ils montèrent. Ce fut lui qui éclata de rire. Guère plus d’un mètre d’eau, des lampadaires de place en place sur ce qu’ils avaient pris pour un étang. La patinoire de Budapest : on la rentabilisait en cette saison chaude en y installant des barques. Au bout de la rame, la dalle de ciment. Il n’y avait, autour d’eux, que des familles de touristes qui se soient laissé prendre. Dans les bras de son père un enfant hurlait des mots d’allemand, la mère souquant avec courage vers le débarcadère. Il rama pour les fuir en direction d’une pâtisserie architecturale qui, sur la rive d’en face, parmi les saules, jouait au château fort. Irène parlait de la main-d’œuvre employée pour faire fonctionner ce jardin, trop nombreuse, comme les gardiennes du musée tout à l’heure.
« Je suppose que ce n’est pas pour me faire un exposé sur la situation de l’emploi dans les pays de l’Est, chère collègue, que vous êtes venue me rejoindre en ce beau soir d’été au centre de la patinoire fondue de l’antique capitale des rois de Hongrie ?
— Vous êtes parti de Washington brusquement. On vous a vu à Lugano vous entretenir très longuement avec l’ancien ministre des Affaires étrangères de (elle nomma l’un des pays baltes, mais à cette date Carlo, qui en ignorait encore presque tout, se demanda seulement en quelle année, d’avant-guerre sûrement, ce vieil homme avait pu exercer cette fonction, et il oublia le nom du pays, et le nom du vieil homme, qu’Irène avait prononcé, un nom torturé et impossible à retenir).
— Le hasard et l’amour de la peinture.
— Où allez-vous maintenant ? Bratislava nécessairement. Riga ? Vilnius ?
— Qu’est-ce que vous êtes allée échafauder ? Je vais à Prague pour visiter le Musée national. Vous vous rappelez du Maître de… Et puis, cela ne m’amuse plus, je vous laisse ramer. Vous êtes sûre que vous n’avez pas envie de marcher plutôt ? Je vous raccompagne à votre hôtel. Vous êtes bien descendue dans un hôtel ? »
Carlo ne savait plus quoi dire. Une idée lui vint : « Si je ne m’étais intéressé à tout cela que pour mieux me souvenir d’elle. » Il n’osa pas lui en parler, d’ailleurs c’était sans doute faux. Le plus récent et le plus imprévu de ses amours, l’amour de la peinture, devait rester pur. En dehors du « travail », des contacts, de la transmission des informations. Elle se taisait. Que venait-elle faire à côté de lui sur cette place où d’un seul coup, comme c’était le soir, il faisait froid ? La présence d’Irène était absurde. Aussi absurde que toute cette équipée — pour un observateur extérieur. Ses doigts glaçaient, elle regretta ses gants, remarqua que Carlo n’en portait pas. Il était plutôt du genre élégant, en manteau bleu.
En quittant le parc, ils aperçurent, à l’autre bout de la place des Héros, c’est-à-dire très loin, le copiste, qui transportait son matériel et la planche de bois, emballée dans du journal, où le saint Jérôme devait être encore inachevé. Le Musée venait de fermer. Carlo allongea le pas, rejoignit l’homme — le temps de traverser l’interminable esplanade, il pensa : pouvoir emporter les tableaux sous son bras, je prendrais mes cinq panneaux dans une malle à tiroirs, et j’irais les rapporter à la basilique de l’Observance, je les disposerais en frise sous le grand retable, histoire de juger l’effet d’ensemble — et lui parla :
« Excusez-moi, vous êtes artiste ?
— Et vous, vous êtes américain. C’est gentil d’avoir appris le tchèque.
— Je peux continuer en anglais ?
— Bien sûr. Vous désirez ?
— Je vous ai vu tout à l’heure dans le musée, c’était vous, n’est-ce pas ?
— Oui monsieur. Je m’appelle Théophile Zdounek, je suis d’une famille polonaise. On dit Théo, comme le frère de Vincent Van Gogh. J’ai lu ses lettres en français. J’aime cette langue.
— Moi c’est Carlo. J’aimerais vous parler de votre travail, je le trouve fascinant. On peut parler français si vous préférez.
— Vous aimez la peinture ?
— Depuis peu, mais avec passion.
— Quel genre de peinture ?
— Madame est avec moi. Irène, Théo me parle de sa peinture. Ce que je préfère ? Les peintres siennois du XV e siècle, enfin je crois. En particulier celui que l’on a baptisé “le Maître de l’Observance”.
— Je pense que je peux vous intéresser. Vous avez du temps ?
— Irène ? Oui ? »
L’atelier de Théo le copiste remplissait à ras bord le dernier étage d’un immeuble qui paraissait à l’abandon. La cage d’escalier, coque vide, ne laissait pas présager l’entassement des deux pièces. Rien pourtant de l’antre de l’alchimiste : toiles en attente bien rangées, classées comme dans un laboratoire, tableaux finis et retournés, chevalet où séchait un Carpaccio qu’Irène reconnut comme celui de San Giorgio Maggiore à Venise, éprouvettes et bouteilles de toutes les couleurs, aucune tache, aucun gaspillage, ordre et beauté. Une odeur de paraffine. Le soleil avait tapé toute la journée sur la verrière du toit et l’on avait l’impression d’une atmosphère épaisse, vernie, de flots de feu, une fournaise de lumière. Le mystère de l’endroit tenait aussi à ce que s’y affichaient les mêmes œuvres que tout à l’heure, dans le musée. N’y manquait que le Cavallo. Théo faisait les honneurs, comme le docteur Faust accueillant Méphisto et Marguerite dans son cabinet de travail. Mais ce n’était pas Marge, c’était Irène. Avec Carlo qui se tenait près d’elle.
« Prédelles, tableaux de chevalet, retables complets, fragments de fresques, alors ici, tout est faux ?
— C’est selon.
— Selon quoi ?
— Selon la personne à qui c’est vendu.
— De nos jours, un faux tableau, ça ne peut plus tromper, il existe des laboratoires, des analyses chimiques des toiles, je ne sais pas moi. C’est fini, l’époque où l’on pouvait fourguer au musée des croûtes passées au four de la veille. Enfin, je crois. »
Pour toute réponse, le peintre prit la main d’Irène. Il y cassa un œuf.
Comme il ne sourit pas, elle resta imperturbable, et l’homme commença à parler. Il déballa le paquet de journaux, montra son travail du moment, tendit à Carlo la planche de peuplier. Il n’avait pas pensé qu’elle était si lourde et faillit la laisser tomber. Le tableau du Maître de Sienne, inachevé, presque fini. L’enduit de préparation perçait encore dans certaines zones du ciel, l’auréole n’avait pas reçu sa feuille d’or. L’œuvre semblait abîmée : prête déjà pour un musée. Carlo se sentit ému de pouvoir toucher la peinture, autant que s’il s’était agi de l’original. Il passa sa main sur la surface, caressa les arbres, effleura les pieds rugueux de saint Jérôme. Tout en parlant, Théo ouvrit de petites boîtes, mélangea deux sortes de poudres bleues. Un terroriste qui mettait la dernière main à un explosif. Il disparut dans sa cuisine, revint avec un verre d’eau. L’expression passionnée qu’Irène prenait avec un œuf au creux de la paume n’aurait pas déparé la beauté de Marge. Elles avaient sans doute deux ou trois manières en commun. Si Marge pouvait être ici. Tous les éléments du mélange réunis. Carlo allait comprendre le secret des vieux maîtres italiens. La peinture à la tempera.
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