Il inscrivit sur le registre de l’hôtel M r et M rs Smith, New Haven, Connecticut, U.S.A. — guère fier de lui, à y réfléchir. L’hôtel international, où tout le monde parlait anglais, avait dû en voir de ces espions de passage et plus encore de passades secrètes. « Il se trouvait qu’il avait toujours sur lui un passeport à ce nom. » On lisait cela dans les romans de son enfance. « Personne ne pouvait savoir qu’ils étaient ici. » Aucun spectateur. Sans témoin, sans complice, ils allaient vivre ça pour eux deux. Irène n’avait pas vraiment des traits de madone. Il pensa pourtant : me voici le Maître de la Madone Smith. Il se trompait.
CHAPITRE 6
L’ENFANT JÉSUS À PRAGUE
Or le bœuf et l’âne fléchirent le genou pour l’adorer.
Jacques de Voragine,
La Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ
Au réveil, sa chambre dévastée. Son sac de voyage tailladé au canif. Ses affaires avaient volé dans tous les coins. Il ne s’était aperçu de rien. Quel âne. Irène l’avait endormi, cambriolé, joué, possédé. Jusqu’aux revers de ses pantalons, tout avait été décousu, démonté, fouillé. Heureusement, elle n’avait pas touché à son dernier stylo. Il ne doutait pas qu’elle ait trouvé quelque chose, un microfilm oublié ou un sachet de drogue qu’elle aurait déposé elle-même. Son témoignage vaudrait toujours contre le sien. Il n’avait rien à dire. Il regarda tomber la pluie. La femme de chambre à laquelle il demanderait du fil et une aiguille témoignerait de la réalité de la perquisition. Le livre laissé par son ami balte, heureusement, il l’avait oublié, avec le guide du musée, chez Théo. Il suffirait d’aller le chercher tout à l’heure avant le train, puisque l’atelier du peintre se trouvait à côté de la gare. Pauvre Irène. Il n’y avait rien à faire. Juste tenter de s’habiller, acheter un parapluie et partir. En espérant qu’il ne la reverrait pas. Elle était laide, petite, décidément prétentieuse et nuisible. Quand cette fille parlait, on croyait toujours qu’elle faisait une imitation, tellement elle avait une voix insupportable. Carlo, nu, pleurait : les larmes qu’il n’avait pas versées à l’enterrement de Jan, à l’accident de ses seconds parents, à la première déclaration d’amour que lui fit Marge, venaient ensemble. Secoué, à bout, il se tordait contre le matelas. Pour que rien ne manquât à la scène, un orage éclata, beau comme le Giorgione de Théo, le faussaire de Budapest.
Le vent soufflait dans la gare. Le sol en goudron charriait une eau sale et personne n’achetait de bananes au petit marchand qui s’était installé là. « Autant fuir, se dit Carlo, je sécherai dans le train. »
Il s’effondra, pantin aux ficelles cassées. Mal installé sur la banquette, il pensa : « J’ai l’air d’un teen qui fait son tour d’Europe. » Il s’ébroua, se regarda, Nike aux pieds, vieux jeans, ne manquaient que le sac à dos et la carte Interrail. Deux filles entrèrent dans son compartiment, au centre d’un vieux wagon tchécoslovaque peint en kaki, avec des rideaux jaunes aux fenêtres, qui allait de Budapest à Prague depuis trente ans. Les observer, en tirer une théorie pour passer le temps — il avait besoin de ce baume. Aucune musique ne venait remplir son cerveau. Il chercha un air. Rien ne venait. Son opéra intérieur faisait relâche.
Les étudiants américains visitent l’Europe comme un parc d’attractions grandeur nature. On prend le train. En quinze jours, on court de Vienne à Copenhague et de Madrid à Venise avec la même facilité que du train fantôme à la maison de Pinocchio. Il faut, à Prague, goûter toutes les formes de goulasch, voir la tombe de Kafka et se faire photographier sur le Pont-Charles, comme à Venise on prend le vaporetto, le bateau-mouche sur la Seine. Pour ceux qui restent un peu plus, on recommandera les arènes de Vérone, le festival d’Aix pour un soir, une matinée au Liechtenstein, le lac de Starnberg pour écouter le vent souffler du Wagner, ou, le fin du fin, la croisière sur un bateau ami devant les côtes yougoslaves, les îles de Hvar et de Mljet — avec le petit tremblement : s’il y avait la guerre. On revient bronzé, on fait envie dans son collège à la rentrée de septembre. L’Europe se joue comme un jeu de l’oie, une fête foraine, avec des baraques de luxe et des stands de tir où dépenser l’argent de ses parents — boutiques de Bond Street ou de la rue Cambon. On a fait mille efforts pour parler la langue du pays où l’on se trouvait, de son interlocuteur : souci qui honore la jeune mentalité américaine sensible à la question du respect envers les minorités. Mais là encore, rendre visite aux minorités là où elles sont majoritaires, chez elles, n’y a-t-il pas de quoi frissonner de bonne conscience ? Signaler si fort, par ses habits, son allure générale, que l’on est un Américain des States, est-ce que ce n’est pas aussi pour se désigner comme minorité, offerte à la moquerie et aux conseils des indigènes ? N’a-t-on pas plaisir à cet âge à se grimer en Juif errant — de ville en ville et le guide bien épais pour Bible ?
Carlo tortura les deux filles en les obligeant à parler italien — elles venaient de Harvard et ne s’en tiraient pas trop mal, avec quelques mots de français au hasard des phrases, l’accent du Sud cimentant le tout. Carlo ne trouva même pas cela drôle, ni charmant. Il n’arrêtait pas de penser au tableau qu’il allait voir, il se moquait bien de Prague, de ses petits restaurants si typiques où quinze paires de Nike se retrouvent pour bâfrer la même assiette de ragoût à la sauce rouge au nom imprononçable conseillé dans le manuel : Belszinjava magyarossan. Il se demanda si à Prague il trouverait un marchand de stylos et si les plumes tchécoslovaques seraient dignes de sa collection.
Cette fois le Maître de l’Observance s’attaquait à un sujet difficile : le petit Jésus dans la crèche, c’est-à-dire le visage de Dieu. Comment avait-il fait : un bébé trop gras, comme la plupart des peintres ? Carlo ne rit même plus, ferma les yeux comme s’il s’endormait, face aux deux filles soulagées qui pensaient qu’enfin il allait se taire. Il pensa : « Un agent dormant. »
Il n’en pouvait plus. Même les petites tracasseries infligées aux autres ne le vengeaient pas du mépris éprouvé pour lui-même. Même le dédain qu’il témoignait à ces deux filles ne le distrayait pas de la haine qui croupissait au-dedans de lui. Pauvres innocentes, et lui pauvre type.
Dans cette aventure lamentable, il ne se reconnaissait que trop bien. Il commença la liste de ses défauts. Vanité, dissimulation, maladresse, snobisme démodé, manque d’esprit d’aventure — ah ! la « mentalité pionnière » ; elles, les deux d’en face, devaient en déborder. Il y fit correspondre la litanie de ses échecs. Sarah qu’il avait joué à aimer, pour se donner un peu de lustre, sur le campus, devenue claveciniste de renom — il n’avait jamais pris très au sérieux ses pianotages —, Jessica, la première secrétaire qu’il avait eue à Washington, Karen, sénatrice du Texas, militante des droits des femmes, avec laquelle il était resté quinze jours espérant qu’il ferait carrière à côté d’elle, Marge, la femme de sa vie, avec laquelle il se sentait tant en commun et à qui, la semaine passée, il n’avait plus rien eu à dire. Et hier, Irène. Une erreur. Il prospectait : quelles éventualités lui restait-il pour les jours à venir ? Pas comme conquêtes féminines bien sûr, plutôt comme chances de survie. Pendant que les deux filles du train seraient à Venise cherchant à se loger dans le quartier de Cannareggio, Marge sur la route de Washington, Irène au diable, dans quel coin de l’Europe irait-il traîner ? Le premier avion le conduirait au fond de la Chine, il n’aurait qu’à s’y consacrer à l’architecture des temples ou aux porcelaines. Réciter les dynasties. Veule depuis toujours, menteur, hâbleur, arriviste comme tout le monde, mais depuis peu, voulant parvenir, sans vraiment savoir où, il n’était pas capable, dans ce train d’Europe centrale, d’imaginer qu’il pût changer de direction. Carlo se mit à trembler. Il appuya au creux de ses épaules pour se calmer. Il se fit mal et les frissons ne cessèrent pas.
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