— Venez jusqu’à ma voiture.
Kovask roula lentement dans le flot de la circulation, expliqua à son compagnon ce qu’il attendait de lui.
— Nous allons nous poster en face des bureaux d’un certain Mervin. Le personnel sortira à midi pour aller déjeuner. Les bureaux ferment entre midi et 14 heures. Vous n’aurez qu’à regarder les femmes qui sortiront.
Il trouva difficilement une bonne place, juste en face de l’immeuble en question, dut faire plusieurs fois le tour du pâté de maisons.
— Est-ce que votre syndicat de transporteurs avait des relations avec la Banque Allemande pour le Chili ?
Enfoncé dans son siège, une cigarette piquée entre ses lèvres, Varegas parut réfléchir :
— J’ai entendu ce nom. C’est possible, mais je ne peux rien vous garantir.
— Essayez de vous souvenir.
Enfin, il put faire un créneau entre deux voitures.
— On va attendre là-dedans ? demanda Varegas inquiet. Il peut y avoir une patrouille.
— Je sais, mais la sortie des bureaux approche, et il nous faut en prendre le risque.
Kovask surveillait également les gens qui pénétraient dans l’immeuble, essayant de se souvenir de certains visages, mais cette attention soutenue ne donna pas grand-chose. Puis midi sonna quelque part dans le quartier. L’immeuble devait comporter d’autres bureaux que ceux de Mervin, car de très jeunes filles en minijupe sortirent en discutant et en riant très fort.
— Ce doit être un cours de secrétariat, dit Varegas.
— Possible.
— Attention, voilà Michaël Mervin !… Je le reconnais parfaitement. Il n’a pas changé. Il a l’air d’un bon garçon comme ça, avec son visage rond et ses lunettes, son air dans la lune.
Mervin se dirigeait tranquillement vers une Chevrolet déjà ancienne, s’installait au volant. Ils l’avaient suivie du regard, et faillirent manquer la sortie du personnel.
— La voilà, dit Varegas la voix vibrante. La grosse fille qui porte une veste à col fourré. Elle est toute seule.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument, dit Varegas. Je la reconnais parfaitement. Vous n’avez qu’à regarder ses jambes.
— Je n’ai plus besoin de vous, dit Kovask. Rentrez dans votre quartier. Je vous reverrai prochainement. Vous vous souvenez toujours des numéros de ces marks ?
— Ils sont bien gravés dans mon esprit. Rien que des billets de cent marks.
Il paraissait amer, et Kovask n’avait pas le temps de le rassurer plus complètement.
— Je tiens toujours mes promesses, dit-il. Soignez vos mains, et faites-moi confiance.
Le premier, il quitta la voiture, se précipita, et vit de loin la grosse fille. Elle avait une taille assez élevée, et dominait les gens d’une demi-tête. Elle rappela au Commander certaines étudiantes fortes en thème des universités américaines.
Puis elle disparut, et il arriva en face d’un petit restaurant chinois. La fille avait dû pénétrer là-dedans, et sans hésiter, il en fit autant.
Elle était installée dans un coin juste sous une lanterne en papier, et consultait la carte. Il n’y avait pas encore grand monde, et Kovask put trouver une table bien placée pour la surveiller.
Tout au long du repas, alors qu’il se contentait de riz et de poisson, il fut ahuri par la quantité de nourriture que cette fille pouvait avaler, avec une gloutonnerie sans pareille. Jamais il n’avait assisté à pareille boulimie, et il arrivait à l’inconnu de se servir de ses doigts, lorsque les baguettes la gênaient. Les serveurs paraissaient la connaître, et plaisantaient avec elle.
Peu à peu, le restaurant se remplit. Pas une fois la fille n’avait paru s’intéresser aux gens qui l’entouraient. Kovask avait depuis longtemps terminé, qu’elle dégustait son dessert. Il faisait durer sa petite tasse de café, mais comprenait qu’on attendait son départ pour installer d’autres clients. Il commanda un autre café, et le serveur lui demanda avec beaucoup d’égards s’il ne pouvait le prendre au comptoir, car un couple attendait sa table. Il accepta, et se dirigea vers le bar minuscule installé dans un angle, s’installa sur l’un des deux tabourets. Il engagea la conversation avec le barman, la fit glisser sur la fille qui terminait son repas.
— Quel appétit ! fit-il admiratif. Il faut croire qu’elle apprécie votre cuisine. Elle vient souvent ?
— Une fois par semaine. Mais elle est fidèle. Chaque jour elle choisit un restaurant différent. Il y a l’italien, l’espagnol, le français. Là, je crois qu’elle y va plus souvent. C’est une bonne cliente.
— Il lui faut de bons revenus, pour régler de telles notes.
— Oh ! elle n’a pas l’air, mais c’est quelqu’un qui a une bonne situation. Secrétaire particulière dans une maison d’import-export, ou un truc de ce genre. Elle est américaine.
— Tiens, fit Kovask. Vous connaissez son nom ? Je suis moi-même américain.
Le barman parut hésiter, puis finit par dire qu’elle se nommait Erwing, mais qu’il ne connaissait pas son prénom.
— Ça fait longtemps qu’elle vient chez vous ?
— Certainement, mais moi, je ne suis là que depuis huit mois. Mais tout le monde la connaît bien. On sait que le mercredi il faut réserver la table de mademoiselle Erwing, toujours la même, dans ce coin.
Kovask régla sa dépense et sortit. Il rejoignit sa voiture. Varegas n’était plus là, bien entendu, mais il avait laissé un mot sur le siège :
« J’ai l’impression d’être surveillé, écrivait-il. Il y a des types dans une voiture noire, qui regardent dans ma direction. Je vais essayer de ne pas me faire coincer. »
Inquiet, Kovask essaya de repérer la fameuse voiture noire, mais n’y parvint pas. Miss Erwing revint d’un pas paisible, l’air visiblement satisfait. Elle rejoignait son travail bien avant l’heure normale, et il fut tenté de la suivre. Mais il lui fallait retrouver la Mamma le plus rapidement possible.
Sur l’autoroute, il dut s’arrêter à un barrage de l’armée, et un sous-officier éplucha son passeport, et le sauf-conduit spécial accordé par la Junte.
— Bien, señor, vous pouvez continuer.
Cinq minutes avant l’heure limite, il arrivait au point de rendez-vous, un croisement de deux petites routes secondaires boueuses et mal entretenues. Il immobilisa sa Peugeot comme un chauffeur incertain sur sa destination, descendit de voiture. Ils sortirent d’un champ de maïs voisin. La Mamma arrivait la première, les souliers pleins de boue.
— Et les épis ont été récoltés, dit-elle. Même pas de quoi s’amuser les dents. Vous vous êtes bien fait attendre.
— Désolé, mais c’est à cause du travail. Señor Lascos ? Commander Kovask.
— Où nous conduisez-vous ? demanda la vieille femme en s’installant à l’avant.
— A Valparaiso.
Ce fut peu après que, timidement, l’épicier demanda, si par hasard, il n’avait pas entendu parler de l’arrestation d’un groupe de révolutionnaire à Santiago.
— Non, dit Kovask, mais je vais m’occuper de votre fille dès ce soir. Si vous avez de quoi écrire, donnez-moi quelques renseignements sur elle.
— Oui, señor, tout de suite.
— Et à Valparaiso, que ferons-nous ? demanda la Mamma.
— Vous attendrez un cargo. Chez une amie. Une certaine Luisna Palaz, que j’ai rencontrée au cours d’un précédent voyage [3] Voir : Échec au froid, Commander , même auteur, même collection.
. C’est une fille très sympathique, qui pourra certainement vous héberger, en attendant l’arrivée du bateau.
— Mes renseignements vous ont servi ?
— J’ai retrouvé la fille. Elle travaille pour Mervin, et se nomme Erwing. J’ignore encore où elle habite, mais si je peux retourner à temps dans la capitale, pour la suivre ce soir, je le découvrirai.
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