— Que se passe-t-il ? fit Lascos… Vous m’avez frappé…
Elle se pencha vers lui :
— Silence. Voulez-vous qu’ils nous entendent ?
— Ah ! oui… Les soldats. Mon Dieu, Blanca.
Il se mit à pleurer. Les jeunes gens étaient maintenant poussés à l’arrière d’un command-car, et des soldats s’engouffraient à leur suite. Mais le convoi ne démarrait pas. On fouillait visiblement la maison, et des silhouettes ne cessaient de passer devant les lampes à gaz.
— Ma pauvre petite fille, gémissait Lascos… J’aurais dû me montrer moins intransigeant, essayer de la comprendre… Elle doit me mépriser… Et je ne peux rien faire pour elle.
Puis soudain, il prit conscience de la situation :
— Mais, s’ils me recherchent, et qu’ils détiennent ma fille… Ils vont vouloir lui faire dire où je me trouve. Ils la tortureront. Je ne peux pas laisser faire ça. Non, je ne peux pas.
— Du calme, fit la Mamma. Il sera toujours temps de prendre une décision. Vous n’allez quand même pas vous rendre ?
— Vous ne comprenez pas ? Elle ne sait pas où je suis. Elle n’a rien à leur dire, et ils ne la croiront pas.
— D’accord, ils ne la croiront pas. Mais vous, vous pourrez toujours négocier sa liberté.
En fait, elle était très ennuyée, cette arrestation compliquait sa tâche. Jusque-là, Lascos se souciait peu de sa fille, mais le drame rapide qui venait de se dérouler l’avait bouleversé, et d’un coup il redevenait un homme déchiré, conscient de sa paternité. Lui, qui avait rejeté son enfant depuis des années, venait de la retrouver dans des circonstances tragiques.
— Vous me mentez, dit-il… Vous n’accepterez jamais que je me rende. Maintenant, je me fiche de tout.
— D’accord. Vous vous fichez de tout, fit-elle excédée. Mais vous n’arrangerez pas sa situation en courant vers eux. C’est demain, après-demain, qu’ils seront intéressés par une proposition d’échange. Mais aujourd’hui, ils ont la possibilité de vous capturer tous les deux, et ce serait folie que de vous constituer prisonnier.
Ils ressortaient avec des objets dans les mains. Certains étaient déposés dans les véhicules, mais d’autres jetés en tas. Certainement des livres. La Mamma se souvint, que des ouvrages comme : Quai des Brumes, de Mac Orlan, ou Le Pays des Aveugles, de H. — G. Wells, figuraient sur la liste des œuvres interdites !
Bientôt, une flamme monta du tas de livres, qu’un soldait avait arrosés d’essence. Ce rappel de Fahrenheit 451 bouleversa la Mamma. Elle n’aurait jamais cru possible une telle ignominie, pensa que c’était là la preuve que le nouveau régime n’avait qu’une apparence de puissance, mais qu’il était rongé à l’intérieur par la mesquinerie, le fanatisme, et l’imbécilité.
— Vous croyez, qu’ils brûlent mes éditions rares ? demanda Lascos en tremblant de froid.
— Ne pensez pas qu’ils ont eu le temps de faire la discrimination entre bon et mauvais auteurs, lança-t-elle méchamment. Ils brûlent les livres, c’est tout.
Lascos renifla, mais elle espéra que c’était uniquement pour sa fille.
— Ils s’en vont.
Tous les véhicules partaient, en laissant les lampes allumées, et le feu qui s’élevait dans la nuit pluvieuse. Ils restèrent silencieux de longues minutes, regardant les flammes qui ne perdaient pas de leur force, malgré l’eau qui tombait du ciel.
— Nous allons là-bas, dit-elle.
— Ils ne reviendront pas ?
— Non. Vous verrez pourquoi.
Lorsqu’il vit les meubles éventrés, la vaisselle cassée, les linges épars, il comprit ce qu’elle avait voulu dire. Hébété, il ramassa un réveil tout écrasé.
— Voilà les gens que vous avez portés au pouvoir, dit la Mamma avec un regard concentré.
Il lui lança un regard tellement suppliant, qu’elle regretta de s’être laissé aller à sa colère. Elle tira les rideaux épargnés, regarda autour d’elle :
— Je vais mettre de l’ordre. Croyez-vous que vous nous trouverez de quoi manger ?
Lascos, planté au milieu de ce qui avait été une salle à manger, sursauta et fit signe que oui. Il alla dans le couloir, roula un tapis négligé par les soldats, et découvrit une trappe. Il s’enfonça dans le sous-sol, remonta avec un panier rempli de boîtes de conserves et de bouteilles. Durant ce temps, la Mamma avait nettoyé une pièce, mettant de côté les objets intacts, faisant disparaître les morceaux des autres dans un grand sac en toile.
Ils mangèrent en silence, la Mamma avec appétit, le Chilien en se forçant.
— Vous dormirez sans vous inquiéter, dit-elle. Moi, j’ai le sommeil léger, et je prendrai mes précautions.
Mais la nuit fut paisible. Le matin vint, dans un brouillard épais, fréquent dans cette région, lui dit Lascos.
— Il faut que je téléphone, dit-elle.
— Ce sera dangereux de le faire depuis le village. Ce sont des gens méfiants.
La Mamma se versa une autre tasse de café, alluma un cigarillo, et les coudes sur la table, le regarda :
— Maintenant, il est temps de parler sérieusement. Vous avez travaillé pour la C.I.A. Vous avez reçu des fonds, pour encourager vos collègues commerçants à dissimuler leurs stocks, et à créer une période de disette. On voyait des files devant toutes les boutiques, et obtenir un bout de pain seulement était toute une affaire. Vous n’avez pas hésité à affamer vos concitoyens, pour une poignée de dollars. Combien vous ont-ils versé ?
Lascos baissait la tête, comme un coupable.
— Je ne suis pas ici pour vous juger. Je veux seulement ces renseignements. Alors ? Combien ?
— Soixante mille marks.
— Des marks ? Allemands ?
— Oui. Les dollars n’ont plus autant de prestige de nos jours. C’est pourquoi on nous payait en marks.
— Vous avez gardé l’argent pour vous, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas, et ce silence équivalait à un aveu.
— Vous en aviez besoin ?
— Je… Pas absolument… Seulement…
— Vous n’en avez jamais assez, n’est-ce pas ? Vous aimez l’argent ?
— Oui, c’est ça. Mais j’étais aussi hostile à Allende et à l’Union populaire. Comme tous les commerçants d’ailleurs.
— C’est votre affaire, dit-elle. Qui vous a remis cette somme.
Il secoua la tête :
— Non… Je ne peux pas vous le dire.
— Vous n’avez pas confiance en moi ?
— J’y étais disposé, mais l’arrestation de ma fille, cette nuit, m’a complètement retourné. J’ai cru que j’allais pouvoir l’embrasser, et au même instant elle était arrêtée… Je ne dois pas parler, pour préserver sa vie, sinon elle est perdue.
— Nous pouvons vous aider, dit la Mamma. Seul, vous ne pouvez rien faire, sinon vous livrer, en espérant qu’ils la relâcheront, s’ils n’ont rien à lui reprocher. Mais, jamais, ils ne vous feront plus confiance. Ils vous enverront dans les nouveaux camps de concentration des îles du Sud, où vous mourrez lentement de froid et de faim.
— Je sais, mais je conserverai une arme contre eux.
— Ecoutez-moi, Lascos. Je suis une femme de parole. Si j’ai promis de vous aider, je le ferai. Alors, qui vous a contacté ?
Il soupira, regarda autour de lui, découvrit son intérieur dévasté, et cela parut l’aider.
— J’ai reçu un coup de fil. On me disait…
— Voix d’homme, ou de femme ?
— Un homme. Il m’a dit qu’il était au courant de mes sentiments patriotiques et nationalistes, que j’occupais un poste de responsabilité au sein de l’Union régionale des commerces d’alimentation, que je pouvais aider au rétablissement d’un gouvernement légal. J’ai voulu savoir à qui j’avais à faire, mais il a refusé de me répondre. Ce fut tout ce jour-là. Mais le lendemain, je recevais la visite d’un membre du Parti Nationaliste clandestin, qui venait me faire de la propagande, m’affirmait que je pouvais les aider, que je ne pouvais les décevoir. Il est revenu plusieurs fois, et un jour il est venu une fille. Elle m’a demandé un entretien particulier.
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