Georges-Jean Arnaud - Les fossoyeurs de liberté

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Le Chili dans les jours qui suivent le coup de force des militaires alors que la Junte au pouvoir impose sa loi.
Le Commander Serge Kovask accompagne une commission sénatoriale d'enquête américaine comme enquêteur. Il connaît bien le Chili, y est déjà venu. Mais il découvre un Santiago complètement transformé, inquiétant.
Les Américains qu'il y rencontre ont tous plus ou moins trempé dans le renversement du gouvernement légal d'Allende. Certains ont même versé d'importantes sommes aux syndicats patronaux pour affaiblir l'économie locale.
D'où vient cet argent qui suit de mystérieuses filières avant de s'entasser dans les coffres de certaines personnalités ?

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— Bien, alors voici nos coordonnées.

Elle cita une série de chiffres, que Kovask nota soigneusement.

— Nous vous attendrons jusqu’a 14 heures. Ensuite… nous devrons filer.

— Je comprends. Mais je tâcherai d’y être.

— A tout à l’heure, fit-elle fataliste.

Après avoir raccroché, il mit en clair les chiffres cités, et à l’aide d’une carte repéra l’endroit où la Mamma l’attendrait avec Lascos. C’était au croisement de deux routes secondaires, entre Santiago et Valparaiso. Il pouvait y être en moins d’une heure, avec sa voiture de location. Il consulta sa montre, estima qu’il était temps de rendre visite au sénateur Holden.

Dans l’antichambre, Marina paraissait en excellente forme, et lui coula un regard sournois.

— Je croyais qu’un agent secret dormait toujours un œil ouvert, fit-elle ironique. Une déception de plus.

— Je n’avais aucune raison de me méfier, dit-il. Mais j’ai regretté d’être seul au réveil. Le sénateur est là ?

— Oui, et de méchante humeur. Je crois que c’est à cause de sa soirée d’hier.

Holden ressemblait à un bouledogue hargneux derrière son bureau. Il fit signe à Kovask d’approcher et de s’asseoir. Il retira son cigare de ses lèvres poupines, et le regarda avec méfiance.

— J’ai rencontré hier des gens qui savent vous servir des menaces enrobées de sucre. Il paraît que vous en faites trop, Kovask, et que vous pourriez être déclaré persona non grata. Je vous croyais plus habile, nom d’un chien. Gary Rice m’avait garanti votre savoir-faire.

Sans s’émouvoir, Kovask prit une cigarette, l’alluma avec soin, fit claquer son briquet, le remit dans sa poche. Puis il épousseta les revers de sa veste, tandis que le vieux sénateur fronçait ses sourcils blancs, et commençait de s’énerver.

— C’est tout l’effet que cela vous fait ?

— Il y a un proverbe français qui dit que lorsqu’on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage. Voyez-vous, sénateur, je n’ai commis aucune erreur. Je sais que je n’ai jamais été suivi là où je me rendais. Je suis trop expérimenté pour laisser quelqu’un dans mon sillage. Je crois que nos amis chiliens sont justement pleins de dépit. Ils ne peuvent rien me reprocher, et ne peuvent qu’aboyer.

— Je suppose que je dois me contenter de cette réponse ?

Kovask sourit :

— Ils n’oseront pas m’expulser. Ce serait vraiment trop maladroit. Et s’ils se fâchent, c’est que nous avons peut-être des chances de réussir notre mission.

— Vous avez du nouveau ?

— Des renseignements qui se recoupent. Les gens qui ont été achetés, l’ont été à l’aide de marks. Par l’intermédiaire de la Banque Allemande pour le Chili.

— Banque fondée par des Chiliens d’origine allemande, et qui n’a rien à voir avec les deux pays européens. Curieux. On dit que les dirigeants de cette affaire sont d’inquiétants personnages aux idées fascistes. Et puis, que savez-vous encore ?

— On m’a parlé de Mervin. Et hier, j’ai vu Palacio entrer dans son bureau, en homme habitué aux lieux. Il y a aussi une fille à lunettes, qui joue le rôle d’intermédiaire. Je vais savoir aujourd’hui si elle travaille ou non chez Mervin.

— Vous avez revu ce Varegas ?

— Oui… Au fait, en aviez-vous parlé à quelqu’un ?

Le regard du sénateur se fit incisif, et il retira son cigare de sa bouche :

— Pourquoi ?

— J’étais hier soir chez Varegas, et il y a eu une rafle. J’ai pu filer à temps.

— Tout ce que vous m’avez dit est resté là-dedans, dit Holden, en se frappant le front. Même Marina n’en sait rien, et aucun membre de la commission non plus. Lorsque vous aurez rédigé un rapport, ce sera autre chose, mais jusqu’à présent, nous n’avons fait qu’échanger des hypothèses orales, et je les garde pour moi.

— Ce n’était donc qu’une coïncidence, fit Kovask sans conviction. Ce matin, je vais retrouver Varegas. Nous devons identifier cette fameuse fille aux lunettes.

— Si c’est une Chilienne ?

— Evidemment, dit Kovask. C’est un risque. Mais si elle est Américaine, elle ne pourra refuser de se rendre à votre convocation. Au risque d’avoir par la suite des difficultés.

L’œil bleu du sénateur se fit encore plus aigu. Il tira quelques bouffées de son cigare, puis s’empara d’une feuille, et la signa de son nom.

— Tenez, dit-il. Une convocation en blanc à comparaître. Vous y mettrez le nom, lorsque vous le saurez. Vous croyez que ce sera suffisant ?

— Les commissions sénatoriales d’enquête ont chez nous une grande autorité, et nul ne prendrait à la légère la décision de ne pas se présenter devant elles.

Holden grogna :

— Souhaitons-le. Je vous revois quand ?

— Peut-être pas de la journée.

— Dommage, dit le vieil homme, j’aurais aimé déjeuner avec vous, dans un coin tranquille ; je suis sûr que vous aimez vous taper la cloche à l’occasion, et comme en ce moment ma goutte me laisse tranquille, je voudrais bien en profiter.

— Oh ! mais je retiens l’invitation, sénateur, et lorsque tout sera fini, nous pourrons peut-être fêter notre victoire, dans quelque restaurant de New York.

— Ouais. Espérons que nous aurons la victoire.

Comiquement, il leva son index et son majeur en V, ce qui acheva de le faire ressembler à Churchill.

Dans l’antichambre, Marina raccrochait le téléphone, lorsqu’il sortit de chez le sénateur. Elle lui sourit :

— Vous l’avez déridé ?

— Je pense. Qui attendez-vous aujourd’hui ?

— Oh ! des tas de gens. Des employés d’ambassade, un consul, un représentant de sociétés pétrolières. Le sénateur a envoyé une foule de convocations, et nous en avons au moins jusqu’à 22 heures, si tous ces gens-là se présentent aujourd’hui.

— Prenez-vous ce qui se dit en sténo ?

— Pas du tout, ce serait du temps perdu. Non, tout est enregistré, et confié ensuite aux dactylos. On découpe la bande en morceaux égaux. Nous avons déjà plusieurs centaines de pages dactylographiées. Mais le contenu en est plutôt décevant pour ce que nous recherchons, mais très important pour l’histoire des événements, vus par différentes personnes.

Il consulta sa montre. Il avait juste le temps de partir rejoindre Jorge Varegas, du côté du chantier du métro dans Alameda.

— Nous reverrons-nous ce soir ? chuchota-t-elle d’un air indifférent.

— Mais je l’espère, répondit-il.

Lorsqu’il eut garé sa Peugeot, il se dirigea vers l’énorme chantier du métro, dont les matériaux avaient souvent été utilisés dans un passé récent, même du temps d’Allende, lorsqu’il y avait des heurts entre grévistes et forces de l’ordre. Il fit le tour des palissades défoncées en plusieurs endroits. La circulation était normale, et la foule très nombreuse. Il y avait bien une automitrailleuse dans le coin, et quelques soldats qui allaient et venaient, mais l’atmosphère ne paraissait pas tendue.

Il vit Varegas venir à sa rencontre. L’ex-camionneur avait essayé de soigner sa tenue, pour ne pas trop détonner dans le centre ville, mais il ne portait que de pauvres vêtements.

Avant d’accoster l’Américain, il regarda derrière lui avec méfiance.

— Je viens de l’hôpital. Ils m’ont donné des médicaments, et le conseil de ne pas continuer mon métier. Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Vous avez pu vous en tirer hier soir ?

— Parfaitement, et vous ?

— Ils ne sont pas venus chez moi. Fausse alerte. Il paraît qu’ils ont arrêté un type pas très loin.

— Il m’a semblé entendre des coups de feu.

— Oui. Un soldat a tiré sur un chien qui voulait le mordre. Mais cela a suffi pour effrayer tout le monde.

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