La superproduction en couleurs que je visionnais flottait devant mes yeux comme un drapeau bariolé. Je n’arrivais pas à suivre l’action et, à la sortie, j’aurais été incapable de dire si la vedette était brune ou blonde ou si le jeune premier avait un pied bot.
Je suis allé manger des fruits de mer et j’ai regagné mon hôtel. Je l’ai trouvé moins accueillant que dans la journée.
Jamais je ne m’étais senti aussi désabusé. Le destin m’avait joué un très vilain tour avec ce mariage. J’en venais à regretter la vie de Bakouma. Décidément, j’aurais dû demeurer là-bas, quitte à cracher mon foie par petits morceaux… Paris m’était pénible… Je me sentais dévasté ; en moi il n’y avait que des décombres noircis.
J’en voulais au sort plus qu’à Mina et à son gigolo… Oui, je lui en voulais d’avoir profané mon innocence, ma loyauté…
J’étais un être droit, simple, entier… Cette garce m’avait révélé le véritable amour, et en quelques jours tout s’était écroulé. Je demeurais plus effroyablement seul qu’avant, avec l’horrible sentiment de gêner les autres au point qu’ils veuillent me tuer.
Car, en somme, ma vie leur était désormais intolérable. Elle se dressait entre eux et ma fortune et ils n’auraient de cesse avant de me l’avoir ôtée… À moins, bien entendu, que je ne parvienne à prendre l’avantage. Mais pour cela il me fallait des armes. Puisque je savais et que j’avais du temps, je pouvais organiser ma vengeance patiemment.
J’ai eu envie de whisky, tout à coup. Cela m’arrivait de plus en plus rarement depuis que je souffrais du foie.
Je suis allé à l’épicerie fine la plus proche et j’ai eu la chance de trouver un flacon de whisky irlandais, le plus digeste à mon avis.
Je m’en suis versé un plein verre à dent et j’ai avalé d’un trait cet alcool étrange. Ça m’a presque fait l’effet d’un crochet à la mâchoire. Je n’ai eu que le temps de m’écrouler sur le lit. Terrassé par les insomnies et l’émotion, je me suis endormi comme une masse.
*
La sonnerie du téléphone m’a tiré du sommeil. C’était un grelottement plutôt qu’une sonnerie. Ça m’a vrillé l’entendement et je me suis dressé, affolé comme par l’imminence d’un danger, le corps trempé de sueur.
J’ai décroché à tâtons, car ma chambre était ensevelie dans l’obscurité ; seule, une enseigne spasmodique, dans la rue, y projetait par intermittence une lueur soufrée…
La voix de la caissière, en bas, a retenti :
— On vous cause de la Préfecture de Police…
J’enrageais, car j’avais les idées embrouillées et je n’arrivais pas à me dépêtrer de cette brume épaisse qui noyait ma compréhension.
J’aurais voulu, avant de prendre la communication, aller me plonger la tête dans l’eau, mais c’était trop tard. Une grosse voix dure demandait :
— Monsieur Paul Dutraz ?
— Allô, oui ?
— Je vous appelle de la part de M. Vincent…
— Ah ! très bien…
Je faisais de gros efforts pour comprendre. Le mot le plus simple, le plus usuel, prenait soudain un sens qui m’échappait.
— C’est au sujet de la personne que vous cherchez…
— Ah bon…
— Le dénommé Évariste Grisard habite Rouen… Dans les nouvelles cités ouvrières… Attendez, je vous donne l’adresse exacte : 14, rue Barthélémy-Jonquet… Vous avez noté ?…
Je n’avais rien noté du tout, mais j’ai répondu « oui » tout de même.
— Bon, voilà…
J’ai eu la présence de murmurer un vague merci avant de raccrocher. Puis je me suis laissé tomber sur la moquette. Mon foie venait de « remettre ça ». J’avais des vertiges, tout dansait autour de moi.
Il m’a fallu un bon quart d’heure avant de pouvoir me lever. Et quand je me suis traîné au lavabo, je n’étais guère brillant. J’ai fait couler l’eau sur ma nuque, un bon moment. Ensuite, ça été un peu mieux et j’ai demandé à la réception qu’on aille me chercher un remède efficace que je prends dans ces cas-là.
En attendant qu’on me l’apporte, j’ai écrit sur une marge de journal : 14, rue Barthélémy.
Mais je ne me rappelais plus la fin de l’adresse. J’avais beau chercher, il n’y avait que du gris dans ma mémoire, un gris nauséeux qui me faisait mal.
Je suis tout de même parti pour Rouen le lendemain.
C’était un appartement ouvrier moderne, avec ce que les gens du peuple appellent « toutes les commodités ». Il avait encore bonne mine parce qu’il était neuf, mais on sentait à des signes ténus que d’ici quelques années il aurait la patine des logements modestes.
Lorsque j’ai sonné, une femme chantait le répertoire de Tino Rossi d’une voix juste, mais tellement nasale que je n’ai pu m’empêcher de sourire.
Cette manifestation vocale s’est interrompue net. On m’a ouvert. Je me suis trouvé devant une petite personne boulotte qui fumait une cigarette tout en manœuvrant un presse-purée à manivelle. Elle n’avait pas eu la présence d’esprit de le poser pour venir ouvrir et l’appareil perdait de petites fientes blanches sur le linoléum.
— Qu’est-ce que c’est ?
— M. Grisard, s’il vous plaît ?
Elle me dévisageait d’un œil inquiet. Visiblement, ma mise soignée la troublait. Elle me prenait pour quelque contrôleur de la Sécurité ou, du moins, pour quelqu’un d’embêtant.
— C’est pourquoi ?
— Personnel…
Ça n’a pas paru lui plaire. Elle s’est renfrognée. Son petit visage rond a pris une physionomie butée qui lui a donné vaguement l’aspect d’un pékinois.
— Vous pouvez me dire, je suis sa femme.
Mon premier réflexe a été un sursaut. Mais j’ai réalisé qu’elle ne pouvait être la mère de Dominique.
— Oh, c’est peu de chose en vérité, je suis inspecteur du fisc… C’est au sujet de sa… première femme.
— Entrez…
Elle m’a introduit dans une petite salle à manger Lévitan-à-crédit qui ne devait servir que dans les circonstances extraordinaires…
— Pourquoi ? m’a demandé la boulotte, avant que je sois entré, « elle » est sortie ?
J’ai réprimé un geste de surprise.
— Sortie d’où ? ai-je fait en prenant une voix distraite.
— Ben… de l’asile, pardine… Pourtant les médecins l’avaient déclarée incurable.
Cette révélation me faisait brusquement comprendre beaucoup de choses. Évidemment, dans ces conditions Mina n’avait pas eu de mal à prendre l’identité de la vraie Anne-Marie Grisard.
— C’est justement à son sujet que j’avais besoin de précisions. Il y a longtemps qu’elle est enfermée ?
— Pff ! quelques années après son mariage avec Évariste… Vous permettez que je fume ?
J’ai souri : c’était le monde renversé… Je lui ai présenté la flamme de mon briquet.
Du coup, elle a semblé à son aise.
— Vous vous rendez compte pour un homme, dites, quelle tuile ? Folle ! Elle prenait des crises terribles, elle voulait les tuer, lui et leur gamin… Moi, j’ai connu Variste peu après l’internement de sa première… On s’est plu et il a voulu m’épouser… Mais ça été drôlement dur, vu qu’on ne peut pas facilement divorcer d’avec une dingue… Il nous a fallu près de dix ans avant de pouvoir régulariser, c’est vous dire…
— Où est-elle enfermée ?
— À Aix-en-Provence… Ils habitaient le Midi à cette époque. Moi, c’est à Marseille que j’ai rencontré Variste… Dans un cinéma de la Canebière…
Je me moquais éperdument de sa vie sentimentale.
— Quel est le nom de l’asile ?
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