Non seulement je l’excusais, mais rien ne pouvait me faire plus de plaisir que son évacuation.
Blanchin est venu à moi.
— Heureux de vous connaître, monsieur Dupraz…
Nous nous sommes serré la main. La sienne était froide. Visiblement son inquiétude ne l’avait pas entièrement quitté. Il y avait du jaune dans le blanc de ses yeux… Des filaments écœurants que je ne pouvais regarder…
Je lui ai montré sa propriété d’un geste appréciateur.
— Je comprends que vous ayez quitté la Sologne… Rien ne vaut le Midi lorsqu’on est rentier…
Il a eu un sourire mou.
— C’est vrai, a-t-il reconnu. Vous vous plaisez… là-bas ?
— Beaucoup…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? a-t-il bredouillé en détournant les yeux.
Sa grosse matrone venait de partir et la sonnette dorée grelottait encore au bout de sa tige souple.
Je lui ai souri. Maintenant j’étais sûr de ne pas faire fausse route. J’étais sûr qu’il avait bel et bien assassiné sa femme. Ce que j’avais à lui dire n’en était pas moins extrêmement délicat…
Comme je ne répondais pas, il m’a invité à entrer chez lui. C’était petit mais gentiment arrangé. Il y avait de vieux meubles provençaux et de la cretonne à fleurs… Je me suis mis dans un fauteuil.
Mon silence me gênait, mais ça le troublait davantage encore.
— Vous… vous aviez des renseignements à…
— Non, monsieur Blanchin… J’ai dit ça à votre seconde femme pour calmer sa curiosité.
J’avais appuyé sur les mots « seconde femme ». Il a viré au vert pomme.
— Alors ?…
Brusquement mon trac s’est envolé comme il abandonne un acteur après sa première réplique.
— Monsieur Blanchin, nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? Nous pouvons donc parler à… à cœur ouvert, et sans nous soucier de la brutalité des mots.
— Mais oui…
— Parfait. Je tiens donc à vous dire ceci : je sais que vous avez tué votre première femme !
Là-dessus, j’ai sorti une cigarette de ma poche et l’ai placée sans trembler entre mes lèvres. J’avais besoin de me composer une attitude…
Blanchin était debout, devant moi, infiniment pitoyable. Sa chair pendait sur ses os comme des chiffons mouillés. Il avait la bouche ouverte et sa langue palpitait sur un lit de salive.
— C’est… C’est honteux, a-t-il protesté.
— Sans doute, monsieur Blanchin, mais je laisse à d’autres le soin de vous juger…
Il a semblé plus vieux de quelques siècles… Il était assommé.
— Monsieur, vous… Ce n’est pas vrai… Je…
J’ai allumé ma cigarette et j’ai aspiré longuement la fumée…
— À quoi bon protester, monsieur Blanchin, si je n’avais pas la preuve de ce que j’avance, je ne serais pas venu vous trouver…
Un cri lui est parti du cœur.
— Quelle preuve ?
— Vous avez découpé le soi-disant message d’adieu de votre femme dans une lettre qu’elle vous avait adressée.
Il a été anéanti.
— Mais…
— Vous avez oublié de détruire la lettre en question. Elle se trouve en ma possession. La gendarmerie a conservé dans ses archives la fin du message, il sera aisé d’assembler les deux morceaux.
« En outre, j’ai trouvé en bêchant le flacon contenant le poison véritable qui l’a tuée… Une exhumation et… »
Il s’est assis. Il me regardait comme si j’eusse été une émanation de l’enfer… Il n’y avait pas de colère dans ses pauvres yeux faisandés, seulement une espèce de stupeur incrédule…
Il n’arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Pendant des jours, des semaines, il avait dû se réveiller la nuit parce qu’il redoutait les conséquences de son forfait. Et puis un matin il avait éprouvé un merveilleux sentiment de délivrance… Il lui avait semblé qu’il était hors d’atteinte. Les hommes estiment que le temps les immunise contre les dangers, alors qu’au contraire il travaille presque toujours contre eux.
Pourtant j’étais là, devant lui, tranquille et sûr de moi. Armé d’un morceau de papier, je venais écraser sa paix renaissante.
Il a dû s’écouler près de trois minutes sans que nous proférions le moindre mot. Ma cigarette étant consumée, je l’ai déposée dans un cendrier et j’en ai pris une seconde sans tirer le paquet de ma poche.
Blanchin a sorti sa vilaine langue gâtée et l’a promenée sur ses grosses lèvres blêmes. Il voulait parler… Ce qui est sorti de sa bouche ressemblait plus à un cri animal qu’à un langage humain.
— Combien ?
Son cerveau venait de fonctionner. Il s’était dit que puisque j’étais venu le trouver au lieu de confier mes trouvailles à la police, j’entendais le faire chanter…
Je n’ai pas répondu tout de suite. Le grand moment approchait. Le pauvre gros a regardé en direction de la fenêtre. Il redoutait le retour de sa femme. Je me disais qu’elle devait constituer son châtiment. Il avait acheté très cher sa liberté pour la mettre dans les mains d’un tyran.
Plus distinctement, cette fois, il a répété :
— Combien ?
Alors j’ai écrasé ma nouvelle cigarette près du mégot de l’autre et je me suis lissé les cheveux pour guérir le tremblement de ma main.
— Ce sera cher, monsieur Blanchin…
— Combien ?
Il ne pensait qu’à ce mot. Sept lettres résumaient sa vie. Combien ? Aurait-il assez d’argent pour acheter mon silence ? Combien !
Ça devait tonner dans sa tête comme dans une chambre d’échos. COMBIEN !
Je lui ai assené une petite douche.
— Je suis sans doute plus riche que vous, Blanchin… Et l’essentiel dans la vie, ça n’est pas d’avoir beaucoup d’argent, c’est d’en avoir suffisamment.
Il était abasourdi.
— Mais, alors ?
— Parlons toujours net, quelqu’un de mon entourage me gêne considérablement… Vous, vous êtes un assassin : moi pas. Si vous me supprimez ce quelqu’un, je vous rends votre lettre et vous n’entendrez plus parler de moi.
Il a secoué la tête.
— Non, non !
Je savais que toute la partie se jouait sur ma réaction de l’instant. Une fausse attitude, un mot de trop et il allait s’obstiner. Je me suis levé.
— Très bien, ai-je murmuré, inutile en ce cas de prolonger l’entretien.
Et je suis sorti de la pièce… J’ai traversé le rectangle de soleil devant la maison, poussé la portelle de bois dont la sonnette a dû tinter comme un glas dans le cœur de Blanchin. Et ce glas, ça n’était pas seulement le sien, mais un peu le mien aussi.
Je m’engageais sur le chemin fleuri lorsque sa pauvre voix a retenti :
— Hé !
J’ai poursuivi ma route ; il ne fallait rien lui concéder.
— Hé ! M’sieur Dutraz !
Cette fois, je me suis arrêté et il m’a rejoint. J’ai remarqué, en le regardant courir vers moi, combien il était petit et avait la forme d’une poire.
J’avais la désagréable impression de jouer la tragédie avec un comique troupier.
— Quoi ? ai-je murmuré lorsqu’il s’est trouvé à ma hauteur…
— Partez pas comme ça, voyons…
— Mais, mon cher monsieur, je pars parce que nous n’avons plus rien à nous dire et qu’après avoir eu une conversation aussi… heu, importante, il est difficile d’échanger des banalités…
Il dansait sur ses petits pieds et ses bajoues penchaient d’un côté puis de l’autre de façon grotesque.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? a-t-il balbutié…
— Ça me regarde…
— Me dénoncer ?
— Il faut que je réfléchisse… Pour l’instant les… documents sont chez mon notaire. Je vous avoue que je n’ai pas le tempérament à « moucharder »…
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