Il a semblé respirer plus librement.
Je me suis hâté d’enchaîner :
— Seulement, dans le cas présent, c’est différent. Il ne s’agit plus d’un « cafardage » mais d’une gageure. En me servant de ces renseignements pour faire pression sur vous, monsieur Blanchin, je me suis mis dans l’obligation morale de les utiliser contre vous… C’est une question désormais à débattre entre moi et moi, vous saisissez ?
Il saisissait mal, mais il avait peur…
— Ce que vous me demandez est impossible, voyons !
Je l’ai regardé.
— Si c’était impossible, je ne serais pas venu vous trouver, je suis un garçon assez posé…
— Mais c’est une folie !
Il m’énervait. Le temps passait et nous nous égarions dans du bavardage. J’ai empoigné un bouton de son gilet de laine.
— Écoutez-moi bien, mon vieux. Tuer votre femme était aussi une folie.
Il a fait « chuuut » d’un air si ridicule que j’ai souri tout en poursuivant :
— Et une folie beaucoup plus dangereuse que celle que je vous demande, puisqu’elle peut vous conduire à la guillotine.
Il a émis un petit gémissement frileux. Il se liquéfiait littéralement.
— Comprenez donc que ce que j’exige de vous ne demande qu’un peu de doigté. Vous ne serez jamais soupçonné, car ce qui fait démasquer les assassins ce sont leurs relations antérieures avec leur victime. Ici vous ne connaissez pas la victime… Il n’existera pas le moindre lien entre elle et vous. Vous serez simplement une intervention du hasard.
Il a secoué la tête… Ça n’était pas une dénégation et pas une approbation non plus.
— Vous posez mal le problème, mon cher Blanchin, ai-je attaqué. Il vous semble que j’exploite une situation alors qu’au contraire cet état de fait découle du premier en ligne directe. Vous avez cru commettre le crime parfait, ça n’est pas vrai puisque quelqu’un (moi) l’a découvert. Dans ce genre de sport, il n’existe pas de match nul. On gagne ou on perd. Vous avez perdu. Une action comme la vôtre se juge. Si c’est un tribunal qui le fait, vous aurez la tête tranchée ; si c’est moi, je vous condamne à commettre un second meurtre… Ainsi punit-on les enfants qui ont volé des confitures… en les obligeant à en manger encore…
Il a hésité. Puis, brusquement, ses bajoues se sont enfin immobilisées.
— Entrez…
Nous sommes retournés dans la salle à manger provençale… Par la fenêtre ouverte, je voyais des oiseaux s’ébattre dans les feuillages vernissés d’un laurier…
— Alors ? a demandé Blanchin…
C’était une abdication sans conditions.
— Prenez un crayon et notez vous-même son nom et son adresse…
Il m’a obéi. Des gouttes de sueur dégoulinaient sur les ailes de son nez.
Je lui ai dicté l’identité de Dominique. Ensuite je l’ai repris par son bouton de gilet.
— Maintenant, écoutez-moi, Blanchin… Vous avez carte blanche quant à la façon de procéder. Tout ce que je vous demande, c’est que ce soit terminé avant huit jours, compris ?
Il a hoché la tête…
— Oui, mais… J’aimerais tout de même savoir… Comment…
— Si j’étais à votre place, mon cher monsieur, je n’irais pas par quatre chemins. Je prendrais une assurance tous risques pour ma voiture. Je déboulonnerais un peu l’arbre de transmission et un jour, au vu et au su de tout le monde, je rentrerais dans l’intéressé à forte allure… En faisant les choses officiellement vous vous éviterez bien des complications, non ? Un constat, un retrait momentané de permis de conduire, au pire des maux, et… ce serait tout !
Mais je ne voulais plus insister. Après tout, qu’il se débrouille !
— Dès que j’apprendrai le… résultat de votre intervention, je vous posterai la lettre… Bonsoir…
Je me suis aperçu que le bouton de son gilet m’était resté dans la main. Je l’ai déposé sur la table en murmurant :
— Excusez-moi !
J’avoue que j’étais désorienté en regagnant Paris.
J’avais mis toute ma volonté à convaincre Blanchin, mais maintenant qu’il avait accepté, je réalisais pleinement ma culpabilité. Je devenais un assassin. Certes, j’avais de sérieuses circonstances atténuantes et le sort réservé à Dominique était mérité, mais il n’en était pas moins vrai que j’allais tuer un homme par personne interposée…
C’était beaucoup moins grisant que je ne le supposais au début. Pourtant, il me suffisait d’évoquer Mina, la vraie Mina, radieuse et belle, pour chasser de mon cœur tous ces scrupules…
Je voulais savourer ma vengeance et je voulais surtout qu’elle me fût profitable. Je l’avais méritée. N’avais-je pas eu, au commencement de cette incroyable aventure, les meilleures intentions du monde ? Les plus nobles ? De victime je devenais justicier, c’était régulier, presque logique.
*
J’ai câblé encore à mon camarade de Bakouma en lui dictant le texte d’un message qu’il devait signer de mon nom pour annoncer mon retour.
Ensuite j’ai passé deux jours à Paris en tâchant de m’étourdir un peu. J’étais délivré du mal d’orgueil qui me tenaillait « avant » ma visite à Blanchin. J’étais exalté par l’amour sombre et farouche que Mina m’inspirait. J’allais la conquérir après avoir éliminé Dominique… L’imminence du triomphe me grisait.
Je suis arrivé chez moi par le car, un après-midi. En poussant le portillon, j’ai failli chanceler… Rien n’avait changé. Si je n’avais été certain de ma raison, j’aurai pu croire que j’avais fait un cauchemar… Elle était là, sur le perron, telle que je l’avais vue la toute première fois, avec ses cheveux gris, ses lunettes, ses légères rides aux paupières qu’elle devait se faire en s’obligeant à plisser les yeux… Elle était l’image de la paix, l’image du bonheur familial… Une vraie gravure pour revue sur couché !
Elle cousait un ourlet à un rideau…
Je me suis immobilisé dans l’allée, elle a dressé la tête et un air de joie intense a éclairé sa figure fatiguée.
Elle a posé son ouvrage sur le dossier de la chaise et a dévalé les quatre marches du perron.
— Ô Paul ! Te voilà donc, mon cher amour !
Je l’ai prise contre moi. Je savais quel trésor j’étreignais à travers ce faux personnage de dame sérieuse… Je pensais à ce corps souple et parfait, à ce visage juvénile… Un trésor, oui… Un trésor qui ne m’appartenait pas encore mais que bientôt…
Je l’ai embrassée à pleine bouche. Son haleine avait une odeur de framboise…
— Mina, ma petite Mina… Tu verras comme nous allons être heureux…
— Tu as fait bon voyage ?
— Excellent.
— Tu dois être fourbu ?
— Assez, oui… Ça s’est bien passé pour vous ?
— Pas mal… Le temps m’a duré terriblement, tu sais ?
— C’est vrai ?
Elle mentait avec un aplomb monstre.
— Évidemment, c’est vrai. En douterais-tu ?
— Vous êtes restés ici ?
— Non, Domi a voulu aller voir un camarade à lui à Cannes, il a insisté pour que je l’accompagne…
J’appréciais la qualité du mensonge. Elle ne laissait rien au hasard et avait prévu le cas où je serais passé chez eux avant de venir ici…
— À Cannes !
— Oui, une idée de Domi, tu le connais ?
Je commençais, du moins. Il est arrivé, vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise d’un rouge agressif.
— Tiens, voilà l’explorateur, salut, Paul, ça boume ?
Nous nous sommes serré la main.
— M’man vous a dit ? On a fait l’école buissonnière pendant que vous étiez en vadrouille…
Читать дальше