Je mentirais en prétendant que je n’avais pas peur. Il est infiniment désagréable de penser qu’on pilote une auto dont la direction ne tient qu’à un fil… Ordinairement je démarrais en trombe. Il fallait que je fasse de même, sinon, ensuite, le doute s’emparerait d’eux. Heureusement, la route était droite devant la maison. J’ai foncé, prêt à écraser les freins en tenant le volant avec le petit doigt pour éviter toute brusquerie. Parvenu au bout de la ligne droite, j’ai freiné en souplesse et, avec une lenteur minutieuse, j’ai pris le virage qui me soustrayait à la vue des deux acolytes. Après j’ai continué très lentement, en seconde, sans lâcher le bord de la route. Je suis passé devant l’estaminet de Valentine. Je l’avais bien délaissée ces temps derniers, la pauvre grosse. Elle se tenait sur sa porte, justement… Je lui ai fait un grand signe de la main puis j’ai roulé encore cinq cents mètres… Après quoi je me suis arrêté. J’ai pris un clou dans ma poche, je l’ai planté dans un pneu à l’avant et j’ai dégonflé celui-ci… Puis j’ai sorti la roue de secours et l’ai dégonflée à son tour. Quand ç’a été fait, j’ai tiré sur la valve de toutes mes forces afin de la décoller et ainsi, justifier le dégonflage du pneu…
J’étais méthodique et précis comme un instrument. J’ai saisi ma valise et j’ai rebroussé chemin jusqu’à l’auberge.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? m’a demandé la grosse femme.
— Figurez-vous que je viens de crever et au moment de changer ma roue je me suis aperçu que la roue de secours était plus à plat que l’autre… Le car passe bien dans dix minutes ?
— Oui…
— Mettez le drapeau. Lorsque je serai parti soyez gentille : téléphonez chez moi pour les prévenir. Mon beau-fils viendra récupérer ma voiture, elle est à cinq cents mètres d’ici.
— Entendu, qu’est-ce que je vous sers ?
— Un petit muscadet, non ?
Elle a mis deux verres. Nous avons trinqué en évitant de nous regarder. Avant mon mariage, une espèce de fruste amitié était née entre nous, qui n’existait plus.
— Ça marche, le ménage ?
— Très bien, oui…
— En somme, vous êtes heureux ?
— C’est un grand mot…
— Elle paraît gentille. Peut-être un peu trop, non ?
Les femmes savent mieux juger les autres femmes que nous le faisons nous-mêmes. Je n’ai pas souligné la perfidie de la réflexion. À cet instant, le car a klaxonné au loin car le chauffeur avait aperçu le drapeau vert. Je suis sorti.
— Je compte sur vous, Valentine… À bientôt.
J’ai pris place dans le lourd véhicule. Je me sentais libéré. J’avais échappé à la mort et c’était une grosse satisfaction, vous pouvez m’en croire.
En arrivant à Paris, j’ai pris un taxi pour Orly. Je me suis rendu au bar et j’ai écrit une lettre hâtive à Mina pour expliquer mon incident du départ. Ma missive était pleine d’amour. Je riais sous cape en pensant à la tête qu’ils devaient faire tous les deux ! Peut-être croiraient-ils à un signe du destin ?
J’ai posté ma lettre à l’aéroport et me suis fait reconduire à Paris. J’ai choisi un petit hôtel paisible près de la gare de Lyon et je me suis mis sérieusement au travail.
*
À vrai dire, je ne savais pas trop par quel bout commencer. J’avais peur de faire un pas de clerc ou de donner l’éveil à la police. Il ne m’intéressait pas de voir l’affaire devenir publique et se terminer devant un tribunal.
J’étais persuadé que je devais explorer la situation objectivement avant d’entreprendre quoi que ce soit.
J’ai pris une feuille de bloc dans mon nécessaire, un stylo, et, à plat ventre sur mon lit d’hôtel, j’ai jeté des notes agrémentées de petits dessins ridicules. Dans cette pièce anonyme et archibanale, je me sentais délivré du maléfice Mina.
Ces murs au papier gonflé par l’humidité me protégeaient mieux que des remparts. J’avais tout mon temps pour étudier le problème et le résoudre.
Qu’avais-je de positif dans cet énoncé ? Un homme dont je ne pouvais mettre en doute l’identité, puisqu’il s’attendait à hériter de moi : Dominique Grisard. Officiellement, j’avais bien épousé sa mère, mais puisque Mina était sa maîtresse, qu’était alors devenue sa véritable mère ? Elle n’était pas morte, car on l’aurait rayée des listes d’état civil… C’était cela le vrai problème… J’ai eu un instant l’idée de m’adresser à une agence de police privée… Seulement, je risquais de leur faire découvrir le pot aux roses. Je me suis alors souvenu que M me Grisard (je préférais l’appeler ainsi plutôt que Mina) n’était pas veuve mais divorcée. Donc son « premier » mari vivait encore. En dirigeant les recherches sur lui, je ne risquais pas de les faire dévier sur l’étrange couple qui avait jeté son dévolu sur moi.
Je n’avais guère confiance dans ces officines privées spécialisées dans l’adultère et dont, trop souvent, le principal souci est de vous soutirer le maximum d’argent pour le minimum de renseignements.
J’allais cependant me résoudre à requérir les bons offices de l’une d’elles, lorsque je me suis souvenu qu’un de mes condisciples avec lequel j’étais très lié était chef de cabinet du préfet de police.
Après quelques hésitations, je lui ai rendu visite. Il m’a reçu dès que l’huissier lui eut passé ma carte. Ça faisait une quinzaine d’années que je ne l’avais pas revu.
Il avait pris du ventre et perdu ses cheveux.
— Ça me fait rudement plaisir de te revoir, a-t-il dit mollement en me tendant une belle main grasse de fonctionnaire bien nourri.
— À moi aussi, Vincent…
— Tu sais que tu n’as pas changé ?
— Flatteur !
— Non, ma parole ! Tu aurais peut-être un peu maigri, non ?
— Je ne peux te retourner le compliment !
Il ne s’est pas offusqué de ma remarque. Il a au contraire caressé son ventre avec satisfaction. Il en était aussi fier que de ses hautes fonctions.
Nous avons échangé un petit résumé de nos vies respectives, après quoi il a discrètement louché sur sa montre.
— Il faut que je te dise tout de suite, Vincent, ma visite était intéressée…
Il a attendu, en homme habitué aux requêtes de toute espèce.
— Je suis comme Diogène, mon petit vieux : je cherche un homme. J’ai pensé que tu pourrais me brancher directement sur un service compétent.
— Un homme ? a-t-il répété, vaguement surpris.
— Oui.
— Pourquoi ?
— C’est un garçon qui devait pas mal d’argent à ma famille… Je n’espère pas le faire payer après tant d’années, mais j’aimerais pourtant avoir un entretien avec lui.
Il s’est emparé d’un stylo et a tiré une pile de circulaires périmées au dos desquelles il prenait des notes.
— Vas-y, je t’écoute…
— Il s’agit d’un certain Évariste Grisard… J’ignore sa date de naissance et, naturellement, son adresse. Tout ce que je peux ajouter comme précision, c’est qu’il a épousé une demoiselle Anne-Marie Maupuis dont il a eu un fils prénommé Dominique… Voilà, c’est tout…
Vincent a complété ses notes, puis il s’est levé, me signifiant par là que l’entretien était terminé.
— Donne-moi ton adresse, tu auras les renseignements d’ici la fin de la journée, sauf imprévu…
— Pas possible ?
— Ben voyons, quelle conception te fais-tu de la police ?
J’ai laissé mon adresse à l’hôtel et il a paru surpris que je sois descendu dans un établissement de troisième zone. Là-dessus, j’ai pris congé de lui et je suis allé au cinéma pour essayer de me changer les idées. Mais des idées comme celles qui m’encombraient le cerveau sont difficiles à chasser. Elles sont pareilles à ces vers de bois qui forent leurs trous dans les meubles et n’en sortent plus jamais.
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