Les flics de la B.S.N. ne mirent pas plus de six minutes à arriver avec leurs 4L et leurs grands pieds. Ils ne tardèrent pas à appeler la permanence de la criminelle et Schneider radina en blue-jeans et parka militaire, avec Charles Catala sur les talons. Puis, pendant les constatations, deux équipes de journalistes se pointèrent, bardés de Nikon et d’accus, et ils entreprirent de tirer les vers du nez à Schneider.
Charles Catala revenait de la 104. Il avait l’air de très mauvais poil.
— C’est Johnny Servat, lâcha-t-il à la ronde, comme s’il tenait tout le monde pour personnellement responsable du massacre. Le chauffeur, c’est Eddy Rais, quant à l’individu que la gosse a abattu dans la villa, c’est Patrick Vieuxville, dit « la Grosse Tanche ».
— Johnny, dit Schneider. Il fit mine de se diriger vers la voiture. Charles se mit devant.
— Il a la moitié de la tête arrachée, Schneider.
— Ça va, dit celui-ci. Il écarta le jeune homme.
— On pourra appeler ça la semaine noire, dit le plus jeune des photographes. Il faut remonter à la Libération pour voir une hécatombe pareille.
Schneider s’abstint de tout commentaire. Il avait rendez-vous. Rendez-vous avec Johnny. Il souleva un pan de couverture kaki. Ou c’était la pluie, ou ce qui restait de Servat avait l’air de pleurer.
Mais de pleurer sur quoi, ou sur qui ?
Schneider laissa retomber le tissu rêche sur la civière. Un peu à l’écart, il alluma une cigarette entre ses paumes. La pluie lui giflait le visage et les poignets, entre les gants et les manches de la parka. Charles maraudait en discutant avec les gens de la B.S.N., et Gallard expliquait le topo pour la dixième fois : les trois hommes avaient fait irruption chez lui, un peu avant dix-huit heures. Sous la menace de leurs armes, ils l’avaient obligé à modifier son dispositif de ramassage des fonds — et il avait obtempéré afin de ne pas mettre en péril la vie de sa fille.
Lorsqu’il avait entendu celle-ci dans la radio, il avait fait demi-tour comme convenu de toute façon et ouvert le feu lorsque le passager de la 104 l’avait braqué avec son arme.
Schneider fumait.
Il était vingt-trois heures vingt.
Il attendit que les constatations fussent terminées, et que les gens des pompes funèbres eussent emmené les corps, pour prier Gallard et son équipe de le suivre au Central pour les auditions. Il en avait plus que marre.
Avec Charles à la bécane, il travailla au radar jusqu’après minuit, en fumant cigarette sur cigarette et en se tapant des cafés et des cafés. Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête le regard calme de Johnny. Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête les mots que Milan avait prononcés, et cette simple phrase, parlant de Gallien, « on va s’occuper de ce type, Schneider ». Il ne parvenait pas à s’enlever de la tête le ciel renversé du Grau-du-Roi, et le sourire extasié de Cheroquee et qui lui faisait une frimousse de gamine.
Charles tapait.
Il se passa la main sur la figure.
— Ça ne va pas ? s’enquit Charles.
— Non, dit Schneider. Ça ne va pas. Non.
Il fixa le jeune homme. Charles se souvint plus tard que le policier avait l’air égaré, perdu dans un songe intérieur, et son visage maigre était terreux. Il devait surtout se rappeler plus tard ce masque gris, aux narines pincées, et que pour la première fois depuis cinq ans qu’il le connaissait, Schneider s’était laissé aller, ne serait-ce qu’une seconde, à reconnaître que non, ça n’allait pas. L’instant d’après, il s’était ressaisi.
Ils quittèrent le Central ensemble, un peu avant une heure.
Il pleuvait toujours, mais il faisait beaucoup plus froid, tout à coup.
*
Beaucoup, beaucoup plus tard et en y repensant à tête reposée, l’ancien inspecteur de police Charles Catala se rendit compte que Schneider avait débrayé dès ce moment-là, à partir de l’instant où il s’était vaguement penché sur la civière et où il avait vu le cadavre de Johnny Servat à ses pieds. À partir de ce moment, Schneider avait cessé en quelque sorte de se comporter comme le directeur de l’enquête sur le terrain, comme un flic actif, il avait cessé d’imprimer son rythme à la poursuite des investigations — exactement comme un type qui s’apprête à quitter l’autoroute et commence à ralentir en prenant la file de droite, et qui laisse filer les autres droit devant. Il avait adopté alors l’attitude d’un témoin un peu en dehors du coup, voire celle d’un observateur plus ou moins distrait.
Beaucoup plus tard, Charlie essaya de remettre les uns au bout des autres les souvenirs qu’il conservait de cette fin de permanence, de ce sombre dimanche noyé de pluie et des quelques jours qui avaient suivi. Il avait eu l’occasion de mesurer la noblesse de pensée et le comportement des huiles locales et c’était sans regret qu’il avait déposé sa carte et sa plaque sur le bureau du Central et qu’il avait repris sa liberté.
Il aurait pu tolérer pas mal de saloperies, ne serait-ce que par la force de l’habitude, mais certainement pas qu’on s’acharnât à tous les niveaux de la hiérarchie à couler un mort — en d’autres termes et pour être plus précis, qu’on remuât ciel et terre pour savoir pourquoi et comment, au moment où il tombait sous les balles de Speedy, l’inspecteur principal Claude Schneider avait la bagatelle de deux grammes huit d’alcool dans le sang.
À peine sorti du S.A.M.U., Charles Catala avait été auditionné par Jack l’Éventreur et ses sbires. Il avait passé une bonne partie du lundi matin à ne pas répondre aux questions, et pour clore le débat, le jeune homme avait exigé qu’on le plaçât en position de garde-à-vue ou qu’on le laissât aller et circuler librement. Ils avaient aussi auditionné Dinah, qui les avait envoyés chier vite fait bien fait.
Les petits commissaires stagiaires chargés de la tâche en avaient été pour leurs frais, et ils étaient allés en rendre compte à Big Brother en personne. Big Brother avait le principal canard de la ville en ligne et il semblait plus qu’emmouscaillé.
Pour le dimanche, Charlie se souvint qu’ils avaient pris leur service vers huit heures et demie, et que Schneider avait passé une bonne partie aussi de la matinée enfermé dans son bureau au dixième étage, à mettre de l’ordre dans les tiroirs et les armoires, ce qui était parfaitement normal puisque l’Éventreur venait de lui apprendre la dissolution de son groupe.
On n’avait pas retrouvé la moindre trace, dans le bureau, d’un ou plusieurs récipients susceptibles d’avoir contenu de boissons alcoolisées, et le frigo de camping, chez Perrier, n’avais pas été touché.
En bas, les quatre inspecteurs et l’enquêteur de permanence avaient eu trois ou quatre vols de bagnoles, une plainte pour un sac à l’arrachée aux Allées du Parc, des broutilles expédiées en cinq secs et qui étaient loin de nécessiter l’intervention de l’officier de Police judiciaire de permanence de toute façon, pour une équipe endurcie. Ils avaient tourné un moment à deux bagnoles pour essayer de choper le voleur de sac (un jeune homme de type maghrébin, dans les seize ans, plutôt maigre et circulant sans casque sur un vélomoteur de type Motobécane bleu pâle avec des sacoches en vynil bleu sombre et gris), ils avaient laissé tomber un peu après onze heures, après qu’on les eût appelés par radio pour une rixe au Bar du Soleil.
L’une des deux bagnoles était rentrée au C.C., et celle qui était dans le secteur s’était rendue au Bar du Soleil. Les deux flics étaient tombés pile au moment de l’apéro, et il n’y avait pas plus de rixe que de beurre en broche. Ils avaient glandé cinq minutes, mangé de la kémia et Charles avait fait un tiercé avec un type de l’Équipement, histoire de paumer vingt balles — et il avait paumé vingt balles.
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