La grenouille avait l’air décontracte — à se demander si elle n’était pas dans le coup, des fois. La grosse Tanche était resté seul avec elle — vu que le Gitan qui devait être sur l’affaire s’était fait dessouder par Jethro et que son frère jumeau, quand il avait vu comment ça se goupillait en ville, il avait pris ses cliques et ses claques et il s’était tiré avec juste assez de monnaie pour faire le plein.
Les deux voitures roulaient à bonne allure.
Johnny jeta un coup d’œil à la pendule de bord. La radio grésillait faiblement dans le vide-poches. Il compara l’heure avec celle de son bracelet-montre. Ils étaient au niveau du square Wagner. Dans moins d’une minute, Eddy allait commencer à ralentir en zigzaguant vaguement sur la trajectoire. Rais suait la trouille par tous les pores de la peau. Il pensait à la Grosse, seul dans la villa avec la gamine et son passe-montagne de feddayin palestinien sur la tronche. Il pensait à commencer à ralentir. Il pensait aux trois types devant, avec leurs .357 Magnum.
Ça devait baigner dans le beurre, vu qu’ils avaient la môme en otage, mais quand même : il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir les coudes en coton et l’estomac entre les dents. Johnny était en train de renfiler son passe-montagne, le colt sur les genoux. Il n’avait qu’à allonger le bras pour saisir le Riot Gun sur la banquette et l’amener devant, mais il le ferait au dernier moment, pour ne pas gêner le chauffeur.
Il y eut un craquement dans le poste, comme quand on appuie sur la touche d’émission et qu’on la relâche. Johnny tirait sur le bas de la cagoule et tordait le cou, pour bien la mettre. Rue Wagner. Eddy appuya légèrement sur le frein, les pneus glissèrent et il relâcha la pression et freina à nouveau. Bien dans l’axe, la 104 commença à ralentir.
Un second craquement — comme si on cherchait le moyen d’émettre.
La 104 ne roulait plus qu’à une vingtaine de kilomètre-heure, et la voiture de tête filait très loin devant lorsque ses stops s’allumèrent. Eddy commençait à se rabattre à droite.
— Monsieur, s’il vous plaît ? demanda la gamine. Est-ce que je peux aller aux toilettes ?
— Oui, dit la Grosse.
Il étouffait avec la saloperie qu’il avait sur le crâne. Il en avait marre d’attendre et c’était pas évident de cloper dans ces conditions.
Elle était sympa la gamine, pas paniquée du tout. Elle avait fait ses devoirs sur la table du salon, entourée par les postes de radio et les classeurs métalliques. La pièce ressemblait plus à un P.C. opérationnel qu’à un vrai salon, à part la table et les chaises en merisier.
Il se leva lourdement, l’accompagna dans le couloir.
Elle s’enferma dans les W.C. et il l’entendit rabattre la lunette et faire ce qu’elle avait à faire. Il entreprit d’allumer une papier maïs. En principe, les autres avaient déjà presque fini le boulot. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Ça va ? cria-t-il à travers la porte.
— Oui monsieur, dit la gosse.
— Ah ! bon, dit l’homme.
Il décolla la laine de la peau des joues.
La cagoule était trempée et ça le picotait de partout.
La gosse avait fini : il l’entendit tirer la chasse.
Il y avait quatre boîtes de chaussures sur la dernière étagère. Trois d’entre elles contenaient de vieilles chaussures qu’ils mettaient pour se rendre à la campagne. La quatrième contenait un vieux Webley à brisure, calibre .38. Il était enveloppé d’un papier épais, de la couleur du kraft, et imbibé d’huile.
Dans une trousse en toile, il y avait six cartouches .38.
Les toilettes étaient toutes petites : assis et du bout des doigts, on y atteignait facilement les boîtes et leur contenu. Même à douze ans, il n’y avait pas trop à tendre le bras.
Tout en faisant pipi, la fillette avait ouvert la boîte et sorti l’arme du papier, qu’elle avait remis sur l’étagère. Ensuite, elle avait tendu l’oreille et basculé le barillet en avant, et introduit une cartouche dans chacune des alvéoles, comme dans n’importe quel pistolet à pétards du commerce. Puis elle avait refermé l’arme qu’elle avait posée par terre, elle s’était rhabillée et avait tiré la chasse. Elle n’avait rien contre le gros homme. Simplement, elle avait déjà vu sa mère morte et elle ne voulait pas que ça recommence.
Elle avait compris pourquoi le gros homme était resté.
Elle n’hésita qu’un instant, au moment de ramasser le revolver. Il était très lourd, gris et gras et il sentait le fer des bateaux à quai. Elle actionna le loquet de la porte et ouvrit en tirant le battant à elle.
Le gros homme était de trois quarts. Il occupait toute la largeur du couloir et il avait une boîte d’allumettes minuscule entre ses gros doigts, et il fourrageait dedans. La fillette ne l’appela pas, elle ne proféra pas le moindre son. Elle était immobile, les mains sur le ventre, comme une petite vieille pensive.
Il se tourna vers elle et elle lui logea une seule balle en pleine tête.
Puis elle se précipita sur la radio sans lâcher le revolver, en passant par la cuisine. Son cœur battait tellement fort qu’elle avait l’impression d’être en train de mourir. Elle porta le micro à sa bouche et appuya sur la pédale d’émission. Elle avait vu son père le faire des centaines et des centaines de fois. Elle appuya et voulut parler, mais elle n’avait plus de voix — elle ne se souvenait pas du tout comment sa propre gorge fonctionnait. Elle relâcha la pression, appuya de nouveau.
La voix de l’enfant éclata simultanément dans les deux voitures.
La 104 dans laquelle se trouvaient Rais et Johnny était presque immobile au bord de la piste B.P. déserte. De près, on se rendait compte que toutes les vitrines de la cabine principale avaient été descendues à coups de pierre, on avait enlevé les tuyaux des pompes et brisé les cadrans des compteurs.
La pluie mitraillait les flaques sur le sol et les repoussaient sous les grillages des entrepôts.
La 104 de Gallard avait fait demi-tour. Il y avait du flottement dans la voiture, mais l’ancien flic se trouvait à l’avant droite et il avait un seize juxtaposé à canons sciés sur les genoux.
— Laissez, dit-il aux deux gardes.
Le chauffeur prit la piste en sens interdit et stoppa à moins de vingt mètres de l’autre 104. Il vit un homme tenter de s’en extraire à droite, tandis que le second était encore penché sur le volant. Il essaya de sortir de la voiture. Gallard était déjà dehors. Les deux types en face portaient des cagoules et l’un d’eux, celui qui était en train de sortir leur braquait un pistolet dessus, entre la portière ouverte et le montant droit du pare-brise.
Il y eut deux explosions presque coup sur coup.
Le pare-brise de la 104 de Johnny vola en éclats, comme aspiré par l’implosion de l’habitacle. La tête d’Eddy Rais partit en arrière, heurta l’appuie-tête et lui frappa la poitrine, comme si elle ne tenait plus qu’à un fil. Il pleuvait sur les tôles. Johnny n’eut pas le temps de tirer : Gallard avait lâché les deux coups presque en même temps.
De la chevrotine frappa Johnny juste au-dessus des sourcils, et il n’eut ni le temps d’avoir peur, ni celui de gueuler que c’était quand même pas de chance ou quoi que ce soit : il avait un genou en terre, le poignet bien appuyé en position de tir et l’arme bien pointée en direction de sa cible, mais ce fut comme s’il tombait en arrière, d’un coup — comme s’il commençait à tomber d’un trentième étage, en tournoyant sur lui-même.
De l’autre côté de la rue, à une vingtaine de mètres, une fenêtre s’entrouvrit prudemment et se referma. Une bourrasque de vent chargée de pluie jusqu’à la gueule balaya la rue, de bas en haut. Gallard et ses deux gardes s’approchèrent pas à pas de la voiture aux portières ouvertes.
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