— Allez dans la paix du Seigneur, hasarda Rameau.
— Chou-Baby, s’insurgea la femme : vous jouez la pendule !
— Bon, attaqua la femme beaucoup plus tard. C’est vous, Mac Intosh ?
— Ewbien…
— On dirait pas. Bon, vos conneries, ça suffit pour le moment. Compris ?
— Ewbien…
— ÇA SUFFIT !
— Woui.
— Oui, qui ?
— Woui, madame.
— Vous ne dites rien, Chou-Baby ?
— Gnon, articula vaguement Rameau. Gne rentre à Gnevallois.
— Bon, résuma Cul de Plomb. Et tenez-vous-le pour dit. Pas de boum. Pas le plus petit boum. Rien du tout. Ailleurs si vous voulez, mais pas chez nous. Okay ?
— C’est déwfinitif ?
— Non, dit la femme. Nous ne sommes pas des sauvages. C’est provisoire. Okay ?
— Okay. Mister Wouamo…
— M. Rameau est momentanément indisposé. (Elle avait adopté un ton cassant.) Il n’en reste pas moins que je représente ici ses intérêts. Je pense que nous nous sommes compris ?
— Pawfaitement, reconnut Mac Intosh.
Il tamponnait son front couleur d’ébène avec un vaste mouchoir à carreaux dans les mauve vif.
— Vous venez, Chou-Baby ?
— Si you létère, promit Rameau en secouant une poignée de doigts.
Il n’était pas difficile de deviner qu’il naviguait à plusieurs encablures de ses godasses.
* * *
— C’est ça, les Halles ? se plaignit Petit Facteur. C’est dégueulasse.
— Qu’est-ce qui est dégueulasse ? demanda Leila.
Elle se sentait momentanément encline à l’indulgence.
— Ces types. Toute cette ferraille. Les vitres sont dégueulasses. Y a des zippies partout. Ça pue comme dans le métro.
— On dit plus des zippies, observa Laurent.
— On dit quoi, alors ?
— Punks. Zonards. Junkies. Rastas. Loubes.
— C’est dégueulasse pareil, dit Petit Facteur. Ils ont le droit de se baigner à poil dans le bassin ?
— Pas tellement, si on veut, dit Leila. (Elle adopta un ton rêveur.) Y en a quand même deux trois qui sont pas mal.
— Les filles, c’est des tas, observa Laurent.
— On dirait que tu as pas tellement le moral, dit Leila. C’est à cause de ta femme ?
— Un peu.
— Elle veut rien savoir ?
— Rien du tout. Pas avant que le pavillon soit remonté.
Petit Facteur tenait le chausson rose et son contenu dans le creux de la main gauche. Il marchait à côté d’eux, sans gambader. À un moment, il examina posément son pouce droit et la figure du bébé, l’essuya sur son blue-jean et se le fourra dans la bouche. Son index en crochet retrouva avec naturel l’arête du nez, au milieu, comme appui stable.
Leila glissa la main sous le bras de Laurent.
— Ça va faire long, non ?
— Assez. Surtout qu’il faut attendre les experts.
— Tu veux que je la porte un peu ?
— Non, dit Laurent.
Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait presque un peu important. Ils descendirent au niveau 2.
— Y a des bédés ? demanda Petit Facteur.
— Des milliers, dit Laurent.
— Où tu vas, toi ?
— Aux polars, dit Laurent. Au rayon d’histoire médiévale. Aux disques. Je voulais voir s’ils ont du Cab Calloway…
— Il te reste des ronds ? demanda Leila.
— Pas des masses.
— Moi non plus, dit la jeune femme.
Tout en marchant, elle se dandina dans son blue-jean adhésif. Elle sortit un de ces nouveaux billets de vingt balles de sa poche de gousset. Quelques piécettes.
Une balle de fusil d’assaut à l’étui vert armée et à l’ogive blindée.
Calibre 5,56.
* * *
La Centrale de surveillance par télédétection comportait une vingtaine d’écrans, reliés à une cinquantaine de caméras commutables pourvues de zooms électriques propices à saisir un poil de cul de mouche à trois cents mètres. Les caméras se trouvaient habilement dissimulées à divers endroits stratégiques depuis le bassin jusqu’aux réserves et les agents de surveillance passaient leur temps devant les consoles à faire des tireurs et à passer les filles à la loupe.
— Vise la nana, dit l’un d’eux.
Il zooma.
Les autres s’approchèrent, plus par désœuvrement qu’autre chose.
La fille arborait une opulente chevelure aile-de-corbeau. Elle portait des tas de bracelets aux poignets, un petit blouson de cuir noir sur une chemise kaki.
— Vise les nénés ! s’exclama le mateur.
— Baisse voir, fit un autre.
L’écran rapporta l’image de hanches larges, de cuisses fuselées. De chevilles graciles. D’escarpins en cuir rouge vif comparables à ceux des girls du Lido. Des passants flous s’interposaient sans arrêt. Les escarpins hésitaient.
— Repasse en grand angulaire, suggéra un troisième. Celui qui avait entrepris de dévorer un sandwich aux rillettes.
— Grand angulaire. Ça doit être une radeuse.
— Un travelo.
— Elle est avec un type.
— Ça empêche pas.
— Ils ont un môme. Deux mômes. Un bébé et un autre.
— Le type, on dirait un acteur de cinéma.
— C’est un acteur de cinéma. Celui qui fait toujours des rôles de jeune premier.
— De toubib, aussi. De jeune premier toubib.
— Libanaise, estima le mateur. Égyptienne. Elle cherche son fric.
— Elle trouve…
— Merde, dit le mateur. Faut toujours qu’il y ait des connards qui se foutent devant. On pourrait demander un autographe, au type ?
* * *
Ils étaient assis sur un banc. Petit Facteur était parti acheter sa BD avec Éloïse.
— Écoute, dit Leila, je t’explique : Rameau est dans la merde. Y a la pension, les impôts. Les traites de la maison. Il se crève la santé à ramener du fric pour que tout le monde bouffe et c’est déjà pas rentré que c’est sorti.
— Rameau, c’est le genre de type à qui il a toujours manqué cent sous pour faire un franc. Et pour ce qui est de se crever le cul…
— Dis pas de mal de ton père. C’est un homme d’un courage, d’une dignité admirables. Un être profondément exemplaire. Un modèle pour chacun de nous.
— Il a jamais rien foutu de ses dix doigts, persista Laurent. En vingt-cinq ans de boîte, il a juste brassé suffisamment de vent pour foutre la Météorologie Nationale en état de cessation de paiement.
— Je te dis…
— Non, déclara Laurent d’un ton coupant. Je ne veux rien entendre de plus.
— … une grosse, pas une petite.
— Ni une grosse, ni une petite. Il n’en est pas question. Pas un seul instant. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi débile. Je me demande même comment une telle idée a seulement pu germer dans ton esprit. C’est la négation implicite de toutes les valeurs sociales. C’est profondément subversif. En plus, c’est dangereux.
— Mais non. On en prend une nationalisée. On n’arnaque personne.
— Si : le contribuable.
— Ah oui, réfléchit Leila. Mais…
— Mon père est un contribuable.
— Il a jamais payé d’impôts, dit Leila. C’est pour ça qu’il dérouille en ce moment. On prend une GROSSE-GROSSE banque nationalisée. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Inutile. De toute façon, on n’a jamais fait ça. Faut être des spécialistes pour faire des trucs comme ça. On sait même pas comment il faut s’y prendre, les formalités administratives, tout le bordel.
— Bon, récapitula Leila. (Elle écrasa sa cigarette.) Je t’explique : on est une Fraction Armée Quelque chose. On braque la banque. On leur dit bien ; c’est pas comme si on était des truands ordinaires. On est des politiques. Y a toujours des Fractions Armées Quelque chose, non ? Ou alors une Fraction d’une Fraction…
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