Je ne m’attendais pas à ce qu’il rappelle, ni aussi vite…
Je suis rentré chez Saïd manger quelque chose en vitesse. Des esclaves de la Division étaient installés en bout de comptoir, mais je ne leur ai pas adressé la parole, ni le plus petit salut et ils ont fait de même. Entre eux et moi, c’était une sorte de paix armée, mais une paix tout de même. Saïd venait de s’envoler à destination d’Alger le matin même, pour une semaine ou pour un mois. J’ai pris l’apéritif avec un soutier du tri postal. Un autre avec une fille des douanes qui se trouvait en transit temporaire dans la capitale. La perspective de passer la nuit seule dans sa chambre de Novotel la déprimait sauvagement.
— Essayez de chasser un peu. C’est pas le gibier à poil qui manque dans le coin.
— Je croyais que j’étais en train de le faire… Vous êtes maqué ?
— Je ne le pense pas…
— C’est à vous, le monstre devant ?
— Je ne le pense pas non plus.
Elle s’est arrangée pour me montrer ses genoux. De fort beaux genoux. Le reste ne devait pas être mal non plus. J’ai recommandé des verres que j’ai payés sur le fric de Fortune — au titre des frais de représentation. Les flics sont partis, je les ai vus se congratuler sur le trottoir, dehors, puis disparaître. Rien que des existences directes, de la nuit derrière à la nuit devant — seulement des allers simples… La demoiselle des douanes s’est lassée, elle a quitté son tabouret pour une table en vitrine au ras de la rue. La nuit est faite de tout un tas de chasseurs solitaires et de proies qui ne le sont pas moins — dommage qu’ils se rencontrent si peu souvent.
J’ai pris ma table en coin, celle d’où je ne tourne le dos à personne. Peu à peu, la salle s’est remplie de monde, de voix, de fumée de cigarette… De rires aussi… Du cliquetis des couverts… J’ai fait signe au fils de Saïd qu’on m’amène le téléphone. J’ai appelé Dinah. Elle était sur répondeur — ou bien elle se dissimulait derrière. Je lui ai laissé un message de trois mots, parmi lesquels il est juste de reconnaître que figurait son prénom.
J’avais refait mouvement vers le bar, lorsque Duke est entré. Il ne s’attendait pas plus à ce qu’on se voie que moi. Il est pourtant venu se poser sur le tabouret à côté. Pour autant que je pouvais en juger, il se trouvait à jeun. J’en étais aux digestifs, ce qui lui conférait l’avantage — au moins momentanément. Il a commencé par prendre un 102 pour tenter d’égaliser. J’ai regagné du champ au Chivas. Je me méfiais, c’était un trop bon finisseur. Il a remarqué :
— C’est la Montréal à Roger, devant… Je ne vois pas Roger…
— … Usé, ton plan…
Il a henni faiblement. Sur la fin, Duke n’avait plus beaucoup d’humour, ou bien il m’était devenu impénétrable, ou encore je ne savais plus l’apprécier à sa juste valeur. Il a tiré sans prévenir ce qu’il pensait être un ace foudroyant :
— Et le plan de la môme, pas usé, peut-être ? Tout le commissariat vous a vus tailler une bavette à l’annexe en face… On t’a aperçu ensuite, en train de monter dans sa voiture…
— Sortie, Duke… Rien qui soit prévu, ni réprimé par le code pénal — ni par aucun autre code du tout, à ma connaissance…
— Deux jours de suite qu’elle se fait porter pâle…
— On a chacun ses petits tracas…
— À quoi ça te sert, de la mouiller ? C’est une gentille môme. Elle en a déjà assez bavé pour une vie entière. Rien qu’avec ce qu’elle a mangé comme merde à la Douze, ça suffirait pour dix… Est-ce que tu sais qu’à un moment donné, ses petits camarades lui remplissaient ses bouteilles de Volvic avec l’eau des chiottes ? Alors qu’ils n’avaient qu’une idée en tête, se la calecer sur un coin de table, de jour comme de nuit et même en réunion…
— … La police, Duke : un métier d’hommes. Une carrière de courage. Tu parles bien. Tu parles très bien, surtout pour un homme qui a accepté de détruire un procès-verbal de renseignements. Pas n’importe lequel : celui qui permettait de faire sauter les auteurs d’un crime avant de laisser au cadavre le temps de se refroidir…
Duke a eu un sursaut, mais j’avais pris assez de champ pour que le coup passe sans toucher. Pas très loin, mais dans le vide quand même.
— Mauvaise coordination… Absence de véritable intention de nuire… La môme, comme tu dis, est une vraie femme à part entière. La majeure partie d’entre nous ne lui arrivons pas à la cheville. Le mieux qui pourrait lui arriver serait qu’elle quitte l’Usine avant d’être complètement vérolée en dedans, bouffée par la perversité et la veulerie ambiantes… J’ai pas cherché à la mouiller… Les choses se sont passées comme elles devaient se passer, c’est tout…
— C’est tout… Moyennant quoi, elle t’a rencardé.
— Non, Duke… Pas elle. Pas elle : une chandelle que j’avais dépannée dans le temps.
J’ai recommandé des verres. J’allais à la pêche, avec lui. Il me fallait la jouer fine, tout dans le velours et par la bande, parce que Duke connaissait son métier au moins aussi bien que je l’avais su. Il me fallait le temps de doser au plus juste le vrai et le faux, l’ombre et la lumière, le crédible et ce qui ne le serait pas — pas plus à ses yeux qu’aux miens. C’est lui qui m’a pris de vitesse en déclarant :
— Ils étaient trois à bord. Ils circulaient dans une vieille BMW blanche cabossée de partout. Ils sont passés devant elle deux ou trois fois. Quelqu’un a reconnu la voiture parce qu’il y manquait un phare. Ils ont dû embarquer Velma de force, parce qu’elle ne montait jamais à plusieurs. Le lendemain soir, mon témoin a revu la voiture. Toujours un phare en moins. Elle roulait à petite vitesse… Lorsque la voiture s’est engagée en sous-bois, ça l’a intriguée…
— Le lendemain soir…
— Tu ne sais pas lire ? Leur petite séance sado a duré pas loin de 24 heures… Mon témoin a dû faire un client. Lorsqu’elle est revenue, la voiture était partie. À la place, là où elle avait stationné, une bâche plastique s’est mise à claquer au vent… Le témoin s’est éclairé avec une petite lampe. Il a trouvé la bâche — et dessus le corps de la fille déballé dans une flaque de sang qui faisait pas loin de deux mètres carrés.
— Motif de la punition ?
— Tu t’en doutes comme moi, rigole pas : querelle de territoire. Velma valait ce qu’elle valait, mais c’était sans doute la meilleure gagneuse du Bois. Elle a dû faire de l’ombre à quelqu’un — elle ou Fortune…
— Des années qu’elle tapinait là… Pourquoi de l’ombre maintenant ? Sans compter que dans ce business comme dans bien d’autres, on s’arrange toujours pour ne pas trop esquinter la marchandise, pas trop durablement… Quoi de vrai, dans tout ce que tu chantes, Duke ?
— Presque tout. J’ai gommé quelques coups de crayon…
— Admettons… Balle de match, mais je crois pas que tu répondras, et peut-être que je ne le souhaite pas non plus : comment il s’est arrangé pour te charger, ce petit bâtard sournois de Mort À Crédit, au point que tu puisses pas faire autrement que de suicider un P.V. ?
Je n’ai jamais pratiqué le culte des aveux. Pourtant, il a répondu.
Je ne m’enfuis pas. Je suis mort.
On s’en fait, tout seul, des chagrins… Des tristesses… Ça me trottait par la tête, en rond comme une souris enfermée dans une bonbonne : « Notre vie est un voyage / Dans l’hiver et dans la Nuit / Nous cherchons notre passage / Dans le Ciel où rien ne luit. » C’est tout au début du Voyage, une chanson de gardes suisses, juste avant d’ouvrir le feu… Vraie, fausse citation ? Allez savoir : il faudrait une édition annotée, savante, il faudrait plus de temps… Plus de curiosité vraie… Le pare-brise ruisselait de pluie qui rendait les choses vagues et distantes, peut-être un peu plus profondes tout de même… Des tristesses infinies… Je ne roulais pas. La Montréal était toujours devant chez Saïd. Le bar était fermé, le rideau de fer baissé… Duke était parti, à pied, en direction de je ne sais où. Il n’avait pas jugé bon s’attarder, ni que je le raccompagne. Il habitait à peu de distance d’où nous étions, un appartement HLM qu’il partageait avec son fils. À peu de distance de la Division… J’étais assis au volant. Un pas lent et lourd a remonté la rue, puis il est passé à ma hauteur. Il est allé se perdre loin devant… J’avais mis le Long Gone Blues en sourdine, sans la moindre idée préconçue… J’ai quand même fini par lancer le moteur et m’en aller.
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