Ce fut Gessler qui donna les explications. Il avait besoin de sortir de sa louche torpeur. Il devait réagir, lutter…
— Le fourgon cellulaire devait emprunter l’Elbtunnel. Un ascenseur descend les véhicules.
— En effet, j’ai senti.
— Deux faux motards sont entrés en même temps que le fourgon dans l’ascenseur.
— Dont Freddy, précisa Paulo avec orgueil, comme si l’exploit de son ami l’auréolait d’un prestige délicat.
— Pendant la remontée, continua Gessler, ils ont neutralisé le chauffeur et le garde qui l’escortait.
— Ni vu ni connu, exulta Paulo. Si ça se trouve, il s’écoulera plusieurs heures avant que l’alarme soit donnée.
Frank appréciait la simplicité et l’efficacité du plan. C’était du beau travail.
— Et la suite du programme ? demanda-t-il.
Il s’était adressé à Gessler.
— À sept heures et demie, un cargo va remonter le fleuve à destination du Danemark ; vous embarquerez tous.
Lisa ouvrit la valise.
— Il y a là un uniforme à ta taille et de faux papiers.
Frank regarda les hardes d’un œil pensif.
— Et s’il y avait du pétard dans le secteur au moment de l’embarquement ? demanda-t-il.
— Prévu aussi ! assura fièrement Paulo.
— Oui, dit Lisa ; nous nous entasserions dans une immense caisse qui nous attend sur le quai d’embarquement de cet entrepôt.
Paulo montra Walter d’un hochement de tête.
— Lui et son copain, ils nous chargeront tous les quatre à bord du barlu avec une grue ; c’est plaisant, non ?
Jusque-là, Frank n’avait accordé que peu d’attention à Walter.
— Qui sont ces types ? questionna-t-il.
— Des spécialistes. Et crois-moi, ils en connaissent un brin sur la question. Avec eux on ne bavarde pas : on agit ; d’ailleurs tu as pu t’en rendre compte.
— Et où les avez-vous dénichés, ces spécialistes ? insista Frank.
— C’est M. Gessler qui nous les a procurés, expliqua Lisa.
Frank adressa une petite courbette à son avocat.
— Eh bien, maître, plaisanta le garçon, vous avez de curieuses relations.
— C’est mon métier qui le veut, riposta Gessler. J’ai défendu un roi de la pègre dernièrement. C’est à lui que j’ai adressé Lisa.
Frank tressaillit en entendant Gessler employer le prénom de Lisa. Il les regarda alternativement en sifflotant entre ses dents, puis lâcha tout de go :
— Merci, maître.
Il ajouta avec un sourire tout en dents :
— Vous cachez bien votre jeu !
— C’est son métier de donner le change, fit Paulo.
— Vous paraissiez plus sévère encore que mes geôliers, affirma Frank sans lâcher Gessler des yeux. J’étais loin de me douter que vous me feriez évader.
— J’étais loin de m’en douter aussi, riposta durement l’avocat.
Il y eut une période de silence. Lisa passa derrière Frank et noua ses deux bras autour de son cou.
— Je n’ai pas voulu qu’on te prévienne afin de t’éviter une désillusion pour le cas où ça aurait raté.
— Tu comprends, expliqua Paulo, il fallait attendre l’occasion. Ce transfert, tu parles d’une providence !
Gessler boutonna son vêtement :
— Je souhaite que cette providence se manifeste au moins jusqu’à Copenhague, dit-il. Je vais vous laisser ; il vaut mieux que je ne m’attarde pas trop ici. Surtout soyez prêts à sept heures et demie. Le cargo ne pourrait pas attendre, car les services des douanes ferment à ce moment-là.
Il prit ses gants de cuir noir dans sa poche, en enfila un tout en considérant le couple et ajouta :
— Bien entendu, le commandant du bateau est au courant. Bonne chance !
— Hé ! ça ne se dit pas ! protesta Paulo.
— Excusez-moi.
Frank se leva.
— Vous n’avez pas peur que les flics vous cherchent des histoires ?
— C’est un risque à courir, dit Gessler.
Ils se dévisagèrent comme deux personnes qui ne se connaissent pas et qui doivent conclure un accord.
— Merci pour tout, maître, murmura Frank en tendant ses mains enchaînées.
Gessler serra rapidement les mains de Frank et se tourna vers la jeune femme. Il vit qu’elle pleurait et il ressentit une curieuse brûlure au fond de sa gorge.
— Monsieur Gessler, balbutia-t-elle.
Mais elle ne put en dire davantage. Il lui adressa un petit geste vague pour lui faire comprendre qu’il était inutile de parler.
— Comment appelez-vous, en France, ces plantes aux feuilles découpées qui sont si décoratives ? demanda-t-il.
— Des philodendrons, murmura Lisa.
Gessler hocha la tête.
— Nous en avons un magnifique à la maison. Il nous donne quatre belles feuilles par an et il envahit tout l’appartement.
Sa phrase ressemblait à un message en code. Elle contenait un sens secret qui échappait à Paulo et à Frank. L’avocat cueillit la main inerte de Lisa et la porta à ses lèvres. Puis il la lâcha et sortit sans se retourner. Tous trois le regardèrent disparaître.
— Il aurait pu me dire au revoir à moi aussi, fit Paulo, j’existe !
Puis, d’une voix hargneuse, il questionna en se tournant vers Lisa :
— Qu’est-ce qu’il débloque avec ses philodendrons ?
Elle ne répondit pas. Frank tira sur sa cigarette et expulsa une grosse bouffée bleutée.
— Excusez-moi de ma franchise, reprit Paulo, mais j’aime pas beaucoup ce mec-là. C’est dur d’avoir de l’antipathie pour les gens qui vous font du bien, vous ne trouvez pas ?
Il ne reçut aucune réponse. Il se rabattit sur Warner et chercha quelque chose à lui dire, mais il ne parlait pas un mot d’allemand.
L’Allemand lui sourit gentiment.
— Si t’étais pas si c… tu causerais français ! lui dit Paulo.
Le sourire de Warner s’agrandit.
* * *
— Frank, mon amour !
Il releva la tête. Jadis, elle lui disait des mots tendres, certes, mais sans employer jamais le mot amour. Un jour il lui en avait fait la remarque et elle avait eu du mal à s’expliquer. Pour elle, amour était un mot vénéneux qui l’effrayait.
— Je finissais par croire que nous ne nous reverrions jamais, Frank. Tu me trouves changée ?
Il la regarda lourdement, avec une pointe d’insolence qui effraya Lisa.
— C’est curieux comme on imagine les gens quand on reste cinq ans sans les voir, finit-il par murmurer.
Paulo se sentit de trop.
— Je me demande ce que foutent les autres avec leur fourgon, fit-il en se dirigeant vers l’entrepôt. On descend voir ? proposa-t-il à Warner. Et comme l’autre ne bougeait pas, il demanda :
— Dites, Lisa, comment dit-on : viens mon pote, en allemand ?
Lisa dit à Warner d’accompagner Paulo et les deux hommes sortirent. Lorsqu’elle fut seule avec Frank, au lieu d’éprouver du soulagement elle ressentit au contraire une confuse angoisse.
— Comment m’imaginais-tu ? demanda la jeune femme.
— Comme tu es, précisément, affirma Frank, et c’est cela qui me surprend. Tu corresponds trop à l’image que je m’étais faite de toi.
De ses mains entravées il lui caressa doucement le visage.
— Je me disais, commença-t-il.
Mais il se tut et ses yeux se dérobèrent.
— Tu te disais quoi, Frank ?
Il secoua la tête.
— Non, laisse, j’ai perdu l’habitude de parler.
Elle parcourut le visage de son amant du bout des lèvres, découvrant de nouvelles et imperceptibles rides. Il avait dû terriblement souffrir entre les murs de sa cellule.
— Qu’est-ce qui t’a le plus manqué pendant ces cinq années ? questionna Lisa avec un rien de coquetterie.
La question le fit réfléchir. Il sourit, en coin et prit son petit air canaille pour murmurer :
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