Lorsqu’ils débouchèrent sur cette voie encombrée, Freddy sentit que son cœur s’emballait. Il s’attendait à entendre mugir une sirène d’un instant à l’autre. Mais tout paraissait infiniment paisible et quotidien. Les deux hommes assommés remuèrent. Freddy les calma d’un coup de pied rageur.
— C’est pas le moment ! grommela-t-il.
Son camarade allemand sourit et prit à gauche dans une large impasse terminée par un quai de ciment servant au chargement des camions. Freddy vit les portes béantes de l’entrepôt et il découvrit la chétive silhouette de son ami Paulo, immobile derrière le rideau de pluie.
Il lui trouva l’air lugubre et fut frappé par son aspect rabougri. Paulo ressemblait à un vieux pommier épuisé. « Il a drôlement vieilli et je ne m’en étais pas aperçu », songea Freddy.
Le fourgon vira sec et pénétra dans l’entrepôt. L’ampleur du bâtiment décupla le ronflement du moteur. Baum coupa le contact et, tournant son visage lourd vers Freddy, il lui décocha un clin d’œil triomphant.
— Je commençais à me faire vioque ! dit Paulo en ouvrant la portière, tout a bien carburé ?
— Au poil, assura Freddy, comme dans les rêves qui réussissent !
Il descendit et montra les deux hommes recroquevillés dans la cabine.
— Occupe-toi de ces clients, dit-il.
Un acolyte de Baum qui attendait dans l’entrepôt venait de faire coulisser les lourdes portes bardées de fer. Freddy fut comme chaviré par un intense sentiment de sécurité. Après la tension des minutes qu’il venait de vivre, la pénombre et le silence de sanctuaire de l’entrepôt lui faisaient l’effet d’un bain tiède. Pendant le court trajet à bord du fourgon il avait récupéré la clé des portes arrière dans la vareuse du garde. Il ouvrit le fourgon. Un étroit couloir éclairé par la lumière blafarde d’un plafonnier lui apparut.
Un garde en uniforme était assis au fond du couloir sur un strapontin. L’homme tenait une mitraillette entre ses genoux. Il considéra Freddy avec incertitude et se leva. Freddy lui sourit. Le garde fit trois pas, et c’est alors seulement qu’il aperçut l’entrepôt. Freddy l’attrapa par une jambe et tira. L’homme bascula en arrière. Freddy le sortit à demi du fourgon tandis que le garde essayait de récupérer sa mitraillette. C’était une lutte bizarre, calme et sauvage.
Walter, le second Allemand de l’expédition, celui qui avait attendu dans l’entrepôt, s’avança, tenant une énorme clé anglaise à la main. Il écarta Freddy d’une bourrade et plaça un terrible coup de clé sur le front du garde. Cela fit un bruit hideux. L’homme fut foudroyé. Freddy n’avait jamais vu assommer un type d’une manière aussi expéditive.
Il existait trois cellules de chaque côté du couloir qui partageait le fourgon.
— Hello, Franky ! lança-t-il, annonce la couleur !
Il y eut quelques secondes d’un silence glacé. Freddy sentit un frisson le long de son échine, lorsqu’il se dit que Frank n’était peut-être pas dans la voiture. Quelques coups sourds firent vibrer la première porte de droite, lui redonnant espoir. Il enjamba le cadavre du garde et actionna le verrou qui la fermait. Il découvrit un homme d’une trentaine d’années, sagement assis dans l’espèce de niche-cellule. Une faible lumière grisâtre éclairait mal le visage du détenu. C’était bien Frank.
Un Frank aussi impassible et élégant qu’autrefois.
— Terminus ! lui lança joyeusement Freddy.
Frank se leva sans hâte et sortit de sa prison roulante, aussi nonchalamment qu’on descend d’un autobus. Il regarda autour de lui, calmement, presque sans surprise. Il vit venir Paulo, poussant devant lui les deux autres gardes avec le canon d’un revolver et le visage grave de Frank s’éclaira d’un léger sourire.
— Vous avez personne au c… ? demanda Paulo à Freddy.
— Je ne pense pas.
— Faites vite grimper ces idiots à l’intérieur ! hurla Baum.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Paulo.
Puis, par-dessus l’épaule, il lança à Frank :
— Prends l’escalier, Frank, elle est en haut !
Frank s’engagea dans l’escalier sans se retourner.
Lisa se prit la tête à deux mains. Elle n’aurait pas cru que sa joie pût être aussi intense. Elle avait du mal à retenir un cri féroce.
— Ils ont réussi, balbutia-t-elle.
Puis, se jetant sur Gessler, elle blottit sa tête contre la poitrine de l’avocat. Gessler resta immobile, bras ballants, n’osant l’étreindre.
— Oh ! merci ! merci ! merci !
Elle n’osait aller à la rencontre de l’arrivant. Elle ne savait comment s’y prendre pour vivre cet instant extraordinaire. Un instant qu’elle avait attendu voulu, préparé minutieusement, jour après jour, cinq années durant.
— Vous voici enfin heureuse, dit Gessler.
Il se tut pour tendre l’oreille. D’en bas montait un remue-ménage inquiétant. On lançait des ordres en allemand et en français.
— Aidez-moi à foutre le convoyeur à l’intérieur ! criait Paulo de sa voix qui devenait glapissante lorsqu’il la forçait.
— Mais comment ! sursauta Gessler, ils les enferment dans le fourgon !
Il fonça vers la porte de l’entrepôt en criant en allemand :
— Arrêtez ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !
Il se trouva nez à nez avec Frank et se tut. Frank cligna des yeux à la lumière blafarde du bureau. Il portait un complet fatigué, mais qui avait conservé bonne allure. Il avait les cheveux coupés très court. Il était pâle et calme. Malgré les menottes entravant ses poignets, il conservait une attitude pleine d’aisance. Il s’arrêta pour regarder longuement Gessler. Pour la première fois il semblait réellement surpris.
— Bravo, fit-il. Je ne m’attendais pas à vous trouver ici !
Gessler ne dit rien, n’eut pas un signe de tête, et soutint froidement le regard de l’arrivant. Puis il continua sa course vers la porte et sortit précipitamment en criant :
— Débarquez les gardiens ! Débarquez immédiatement les gardiens !
Lisa s’approcha de Frank et se mit à le serrer contre elle aussi fort qu’elle le pouvait. Toutes les sirènes des chantiers hululèrent soudain, et cela ressembla au salut qu’adresse un port à un navire victorieux. De ses poignets entravés, Frank risqua une timide caresse. D’en bas leur parvint un ronflement de moteur et les cris furieux de Gessler.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Frank.
Elle ne répondit pas tout de suite, se demandant si le son de sa voix avait changé. Mais non, Frank avait toujours ce timbre un peu métallique et le même mordant.
Elle le regarda avec amour.
— La police ne doit pas trouver le fourgon ici. Alors ils vont le faire basculer à l’eau pour retarder les recherches.
Il approuva d’un hochement de tête.
— Avec les gars dedans ?
— C’est sur ce point que Gessler n’est pas d’accord.
— Et toi ? demanda Frank en fermant à demi les yeux.
— Tu es là, répondit-elle seulement.
Ils prêtèrent l’oreille. Une conversation véhémente, amplifiée par les échos de l’entrepôt leur parvenait. Elle avait lieu en allemand. Gessler ordonnait qu’on sortît les gardiens du fourgon, et Baum fulminait :
— Vous, l’avocat, fermez votre g… pour une fois !
— Ils ne veulent rien savoir, soupira Lisa.
Frank la dévisagea avec surprise.
— Tu comprends l’allemand !
— Moi aussi, je vis depuis cinq ans ici, répondit-elle.
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