Les appartements de la Reine forment un ensemble indépendant, fermé par Médard une heure après les visites dimanche soir, ouvert par lui ce matin avant l’arrivée du nettoyage. Rien n’a été fracturé. Pourtant, quelqu’un a pu y apporter durant la nuit une table en marqueterie ornée de bronzes, pas très grande mais assez lourde, sans éveiller l’attention, alors que l’unique clef se trouvait suspendue sous les yeux de tous les surveillants.
«Ça, Zoran, fait Pénélope ravie, c’est le mystère de la chambre jaune!
— Dorée! renchérit Bonlarron qui se prend au jeu. La nuit, l’armoire aux clefs ferme à clef, clef que le gardien de nuit, Farid pour hier, a conservée tout le temps dans sa poche. Pour faire entrer ce meuble dans Versailles, il aurait fallu la passer par une des portes des Grands Appartements, le circuit est simple, personne ne s’est introduit la nuit dernière au château. Et j’ai une confiance absolue en mes trois piliers: Farid, Médard et Edmond. Ils se feraient tuer pour Versailles.
— Minos, Éaque et Rhadamante.
— Pénélope, ô femme d’Ulysse, tu peux quitter le patois homérique et parler français avec les analphabètes s’il te plaît? Rien n’a été volé. Le château s’est enrichi. On peut donc soupçonner tes Pieds Nickelés?
— Ribouldingue, Croquignol et Filochard.
— Ta culture est universelle!»
Zoran part d’un vrai fou rire. Bonlarron, posé, explique pourquoi Médard aime faire la ronde du lundi matin, la plus lourde: il faut noter ce que les petits sagouins ont massacré le dimanche, les chewing-gums dans les serrures, les salissures sur les lustres, les clous qui ressortent dans les parquets on ne sait ni quand ni pourquoi, les carreaux les plus sales. Il relève tout pour l’équipe du grand ménage du lundi. Médard aime Versailles comme si c’était sa chair. Bonlarron ajoute:
«Surtout, Zoran, puisque vous ricanez moins, il faut que je vous avoue: il y a une seconde énigme, pire que la première.»
Bonlarron, qui vient d’appeler par son prénom son collègue en veste noire, tant il est troublé, désigne la table:
«Voici la catastrophe. Regardez, mademoiselle Breuil. Cette table à écrire, n’importe quel étudiant dans ma classe de l’École du Louvre la reconnaîtrait tout de suite.
— Ils sont forts, vos disciples.
— Vous n’avez pas été mon étudiante? Vous suiviez l’archéologie sans doute?
— Qui mène à tout, comme vous voyez.
— C’est une des plus célèbres pièces de mobilier de Versailles conservée outre-Manche, à Waddesdon Manor, dans les collections des Rothschild. Elle a été achetée en 1882 par Ferdinand de Rothschild à la vente du duc de Hamilton. Les enchères en avaient fait le meuble de provenance historique le plus cher du monde, 6 000 livres, une fortune à l’époque! Ferdinand de Rothschild l’a placée dans sa Tower Room, là où il avait disposé ses pièces les plus précieuses, en particulier les meubles qui évoquaient la Reine. La manière dont elle a pu arriver ici m’échappe, et ça tombe mal.
— On va accuser Versailles de piller les collections anglaises? Alors qu’ils nous ont tout acheté pour une bouchée de pain lors de nos désastreuses ventes sous la Révolution.
— Pendant le Directoire surtout, Zoran, et même après. Sous la Restauration, les rois revenus au pouvoir vendaient encore pour trois fois rien le mobilier d’ici. Je viens de rédiger dans Art Newspaper, la semaine dernière, un article intitulé “Les vingt meubles que l’Angleterre doit rendre à Versailles”. Et j’étais modéré. J’aurais pu en citer cent. Rien qu’avec ce que la reine possède à Buckingham, je pourrais remeubler tout le premier étage, et à la Wallace Collection, et à Waddesdon bien sûr! Je proposais d’offrir en échange vingt chefs-d’œuvre de nos musées, vous savez, des pièces archéologiques du Louvre, on a tellement de cailloux, ou des croûtes des réserves du Centre Pompidou, sans parler de ce qui croupit au Fonds national d’art contemporain… pardon, Zoran, j’oubliais que vous étiez là.
— Je ne vous écoutais plus.
— Je ne sais pas qui m’a pris au mot et a fait venir cette table, à sa juste place, cette nuit. Il est évident que je suis le suspect idéal. On veut me nuire, en mettant en application mes idées. Voilà où j’en suis.
— Vous êtes certain… que c’est la même?
— Facile de vérifier, regardez sous le meuble, les marques au fer du mobilier de la Couronne, absolument indiscutables, et surtout les traces de scie manuelle. Passez votre main sur le placage, il faudrait en décoller un fragment, mais au toucher, en le tapotant du bout des ongles, on sent qu’il est bien épais, le meuble est bon sans aucun doute. Il devrait y avoir une sorte de tirette secrète, enfin pas vraiment cachée, un encrier porte-plume dans le flanc du tiroir principal. Ici.»
Sur le côté droit du tiroir se trouve un anneau de bronze. Avec précaution, Bonlarron le tire à lui. Un autre tiroir, fin comme un plumier, se dégage.
Le cri qu’il poussa resta dans la mémoire de Pénélope, un cri rentré, de petit animal qu’on étrangle. Le conservateur tombe en arrière, s’évanouit, rattrapé au vol par son éminence grise.
Pénélope se penche, regarde.
Elle sent qu’il faut qu’elle joue à la grande fille devant les autres: un doigt coupé, noir, avec l’ongle jauni, qui ne saigne plus. La première chose qui lui vient en tête, pour se rassurer, est un exemple de grammaire latine, un souvenir de classe: horribile visu , horrible à voir. Deux mots, un membre arraché. Elle serre la bouche. Pense à des fleurs, au soleil. Surtout ne pas vomir. Un doigt qui a produit une dizaine de gouttes de sang. La planchette n’est pas exactement ajustée, le fond à claire-voie a laissé passer les gouttes. Autour, le bois, devenu marron foncé, a bu le reste. Le sang a fait ces trois petites taches au sol.
«Relevez M. Bonlarron, on va l’allonger sur la méridienne de la Reine, dit Pénélope à Jaret.
— Vous n’y pensez pas, si le bois craque, il s’en voudra toute sa vie. Je vais mettre un coussin par terre, je vais chercher de l’eau, murmure l’éminence…
— Un doigt coupé, qui saigne… c’est possible? fait Zoran. Pénélope, toi qui as passé un brevet de secourisme?
— Si tu répètes ça, je te garrotte. Pour qu’un doigt coupé saigne, il faut qu’il ait été sectionné depuis quelques minutes.
— Ou que le malheureux ait été hémophile, ou sous anticoagulants.
— La probabilité que ce soit un descendant de la reine Victoria ou le tsarévitch Alexis vieux de quatre-vingt-dix ans est assez faible, même en ces lieux.
— Conclusion simple. Cela veut dire que ce doigt venait d’être placé là quand Médard est entré. L’assassin devait être à quelques pas de lui. Un assassin qui avait prélevé le doigt sur une personne vivante ou sur un cadavre encore chaud…
— L’assassin? Tu vas trop vite, Zoran. On n’a pas de crime…
— Le cadavre de Latone?»
À cet instant, une rumeur commence à enfler, des bruits sur le parquet, des conversations proches.
Lundi, jour de fermeture au public, c’est anormal. Pénélope n’a pas le temps de s’en inquiéter. Bonlarron revient à lui, bavant sur un coussin bleu pâle:
«C’est d’un goût! À un an, et des poussières, mon vieux Jaret, de ma retraite! C’est la table de Waddesdon, je n’ai aucun doute, je vais aller chercher les photos dans mon bureau. Vous pensez que ça s’en ira facilement, cette tache sur le plancher?
— M. Jaret pourra passer un coup de cirage, il adore ça! dit Pénélope.
— Laissez-moi me relever tout seul, je ne suis pas encore impotent. Et ne vous moquez pas de Jaret, vous l’avez fait partir, c’est un brave type. Vous savez que le plancher du cabinet doré était doré à l’origine ou du moins couvert d’une cire orange très épaisse. Thierry Grangé cherche un mécène pour qu’il retrouve cette apparence, je ne suis pas encore convaincu…
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