Le téléphone sonne. Thierry Grangé fronce le sourcil, excédé. Il tend la main gauche à Pénélope, décroche, parle anglais. Pendant que Pénélope montait l’escalier pour venir le rejoindre, le Chinois s’est trompé, il est arrivé de l’autre côté, à la conservation, pavillon Dufour. La secrétaire du président le fait patienter, il s’impatiente donc. Un mécène potentiel ne doit jamais attendre. Pénélope et Grangé traversent la cour au pas de gymnastique, en sens inverse, sans un regard pour Louis XIV, en sursis.
M. Lu les attend dans le petit salon aux fauteuils rouges qui sert d’antichambre aux bureaux de la direction. Marie-Agnès ne contrôle plus rien.
Le Chinois est allongé au sol, la tête dans la cheminée et il crie.
T-shirt noir, costume style Barbès, ceinture Dolce & Gabbana, le sommet du style «nouvel argent» extrême-oriental, intéressant. Une jeune femme, debout, parle en même temps, en français. Elle est l’interprète, en blouse bleue comme sous Mao. Elle traduit les hurlements:
«M. Lu a voulu savoir pourquoi cette cheminée était fausse. Elle n’a pas de conduit. On ne peut pas y faire de feu. Elle n’a que vingt-cinq centimètres de profondeur. Dans le château de M. Lu, en Chine, toutes les cheminées fonctionneront. Ici, à Versailles, sont-elles toutes fausses?»
Pénélope ne sait quoi répondre. Cette cheminée est un décor tardif plaqué sur le mur. On l’a achevée en la garnissant d’une pendule sinistre avec d’atroces vases vert et or de chaque côté.
Le Chinois déplie déjà ses plans sur la table ronde. Le château qu’il veut construire dans les environs de Shanghai aura des allures françaises. Des élévations montrent des toits d’ardoise bien pentus, des façades ennuyeuses. Rien à voir avec Versailles: Lu veut une grosse maison forte avec une cour, des douves…
Grangé s’extasie:
«Passionnant, un chantier expérimental, que nous pourrons mettre en liaison avec les fouilles archéologiques de la cour d’honneur, projetées depuis des années et toujours reportées faute de crédits. Le gouvernement actuel n’est pas très généreux avec notre pauvre Versailles. Ce n’est pas leur culture.
— Des fouilles?
— Oui, Pénélope, pas égyptologiques, hélas pour toi…»
Elle se rembrunit. Il tutoie vite, le petit caïd.
«Ce sera un chantier qui nous renseignera sur le premier Versailles. L’idée de M. Lu est fascinante: reconstruire le premier château. Le pavillon de chasse de Louis XIII, comme il était avant qu’il ne lui pousse des ailes.»
Le rire de Zoran Métivier explose dans le bureau de la secrétaire. La porte est ouverte. Pénélope l’embrasse, ne lui présente ni le Chinois, ni l’architecte, ni l’interprète.
«Zoran, viens voir! L’art contemporain à Versailles, c’est d’abord l’architecture. Regarde avec quelle facilité on peut refaire un château. Imagine qu’on pourrait reconstituer, si on voulait, le bosquet des Trois-Fontaines, le Théâtre d’eau ou même le labyrinthe, détruit déjà sous Louis XV, ou le mythique Trianon de porcelaine…
— C’est évident, interrompt Thierry Grangé, on a les plans, des aquarelles, des gravures, il suffit de financer. Les trois fontaines étaient “du dessin du Roi”, sans statues, ce serait facile. Vous imaginez le succès auprès du public!
— Et retrouver, comment dire… la colline du temps d’Henri IV, avec les marécages autour? Un peu de land art, non?
— Zoran, je t’en prie. Je ne vous ai pas présentés. Thierry, voici M. Métivier, du Centre Pompidou, qui a été le commissaire de l’exposition Dada.»
Depuis trente secondes, le bureau de Marie-Agnès retentit de nouveaux cris. La porte s’ouvre, la secrétaire esquisse un signe d’épuisement. Celui qui entre avec l’air glacé du dehors, Pénélope ne le connaît pas encore. C’est le jardinier en chef, grand air d’ancienne cour, nœud papillon d’Action française bleu roi à pois blancs, bottes Aigle:
«Le président n’est pas joignable, le directeur prend des bains de boue, j’ai besoin d’en référer d’urgence à un conservateur. C’est vous la nouvelle, Pénélope Breuil? À vous aussi, monsieur Grangé, il faut que j’en parle tout de suite, puisque le bon Dieu vous a mis là…
— C’est bon, vous me parlez. Vous voulez?
— Une Américaine a trouvé un macchabée dans le bassin de Latone. Pas sûr qu’il soit mort de froid.»
6.
La Vérité des miracles
Saint-Quentin-en-Yvelines, même matinée
Demain soir, 23 novembre, ce sera son tour. Chaque année, pour l’anniversaire de la nuit d’illumination qui a converti Blaise Pascal, les amis de son père se réunissent. Esther sait qu’elle sera au centre de la cérémonie.
Elle repasse sa longue chemise blanche. L’appartement de Saint-Quentin est vide, pendant ces journées où elle attend. Elle ne regarde plus par la fenêtre du HLM. Ils habitent ici depuis dix ans. Il a fallu vendre l’appartement de la rue Gay-Lussac. Son père a voulu se rapprocher de Versailles, depuis la mort de sa mère. Elle ne lui disait jamais qu’elle était «différente» ou «handicapée».
Esther passe beaucoup de temps à lire. Toccata, leur chat, a commencé à ronronner. Son père aime les chats. Elle aussi. Ce matin, elle a lu quelques pages de La Vérité des miracles , avec sa belle reliure du XVIII esiècle. Puis elle a pris la Bible, dans la traduction de Lemaistre de Sacy, et les Pensées de Pascal en poche. Elle ne comprend pas tout, mais peu à peu, elle y arrivera. Son plus grand plaisir c’est de tourner les pages des livres de leur bibliothèque. Certains appartenaient déjà au grand-père de son père. Elle regarde les pages où il y a des gravures, des soirées entières. Elle observe tous les détails. Elle a déjà participé à une cérémonie, avec une de ses cousines. Le lieu du rendez-vous est toujours connu au dernier moment.
C’est un ami de son père qu’elle ne connaît pas qui aura l’honneur de lire le Mémorial , ces quelques phrases que Pascal écrivit pour conserver le souvenir de cette nuit qui a changé sa vie, et qu’il garda jusqu’à sa mort avec lui, un papier cousu dans son pourpoint. Esther connaît cette page depuis qu’elle sait lire. Elle aime surtout les mots «pleurs de joie», «fontaine d’eau vive», elle les sent vivre.
Son père est très aimé dans le cercle des fidèles jansénistes. Médard organise tout. Elle devra enlever ses vêtements. Ils auront préparé les épées. Esther sait que, cette fois encore, il ne lui arrivera rien. Elle ne sentira aucune souffrance. Cela ne saignera pas. Elle se baignera parmi les fontaines d’eau vive. Elle se répète cette phrase. Elle est heureuse de ne plus avoir à vivre dans cette «institution spécialisée» où elle a été obligée de passer un an. Elle sourit en pensant à cette nuit où elle ne sera plus tout à fait elle-même.
7.
Comment une table du XVIII esiècle peut être douée d’ubiquité
Versailles, suite de la même matinée
Wandrille est content de sa nouvelle voiture. Il roule trop vite. Il a mis de la musique: Poison de Jay-Jay Johanson. Ce matin, il a nagé plus d’une heure à la piscine du Racing. Il se sent olympique. Le tunnel de Saint-Cloud passe en un éclair. La forêt de part et d’autre de la route: cela surprendrait bien les amis de Louis XIV, s’ils revenaient, cette percée dans leur monde. Wandrille n’est pas allé à Versailles depuis des siècles.
Il ne pensait pas que cela arriverait à son père, comme ça, si rapidement. Il ne le voyait déjà pas beaucoup. Cette nomination va amuser Pénélope. Une seconde époque de leur histoire commence. Heureusement qu’elle s’est rapprochée. Juste au moment où il ne s’intéresse plus qu’à l’art roman: week-end à Tournus, à Conques, au Mont-Saint-Michel. Versailles et ses dorures l’ennuient, tant mieux. Il aime se contrarier. Il l’a dit la semaine dernière à Péné: «Chicorée, fanfreluches, vermicelles et plumes d’autruche, je ne sais pas comment on peut supporter ça. Au bout de dix minutes, ça fatigue la vue, ça pique le nez, pire que la suite impériale du Ritz. Tu te souviens comme c’était laid?»
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