Il a pesé ces dernières phrases. Il n’a pas dit «L’État, c’est moi», pense Pénélope, mais je le répéterai comme s’il l’avait dit. Elle a eu le temps d’observer ces deux hommes: l’élégant, le prince, cela aurait pu être Deloncle, et Vaucanson l’homme d’affaires marchand de spectacles. Au fond qu’est-ce qui les différencie? Une seconde, elle vacille. Pourquoi a-t-il tellement voulu qu’elle assiste à ce face-à-face? Pour lui donner une leçon? Les ordinateurs du service de Thierry Grangé sont-ils prêts à affronter l’an 2000? Vaucanson n’en a pas parlé. Les bureaux des architectes sont les seuls à être entièrement informatisés. Impossible qu’il n’y ait pas pensé.
«Et dans les dossiers embêtants, mademoiselle Breuil, il reste des merveilles que je n’ai pas vues?
— Un Chinois milliardaire qui veut financer des projets culturels. Ici.
— En quoi est-ce grave? On a toujours bien accueilli les mécènes à Versailles. Hier Rockefeller, demain les Chinois.
— On me dit que c’est un assassin.»
Au même instant, une sirène se fait entendre. Vaucanson se penche à la fenêtre, un froid vif envahit la pièce.
«Il va pleuvoir, je sens que le temps est chaque jour pire, c’est l’an 2000 qui détraque tout, à commencer par mes rotules. Deloncle a raison, je beugue des genoux…
— Vous n’allez pas vous aussi partir en cure à Dax?
— Petite impertinente. Regardez en bas! Une voiture de police qui fonce vers les jardins. Vous saviez?
— Un cadavre à Latone.
— Vous auriez pu m’en dire un mot! Vous me laissiez faire mon numéro devant ce crétin!»
Aloïs Vaucanson, dos à la grande glace, éclate de rire.
10.
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un père ministre des Finances et de l’Industrie
Château de Versailles, pavillon Dufour, bureaux de la conservation, lundi 22 novembre 1999, un peu avant midi
Wandrille veut avertir Pénélope avant que la nouvelle ne soit dans la presse: l’État, c’est lui. Tant pis s’il bouscule l’agenda des rendez-vous de la conservatrice. Il se gare sur la place d’Armes. Il jette un regard épris à sa MG «couleur coquelicot», comme l’a dit, avec poésie, le garagiste, monte à l’assaut du château, franchit la grille d’honneur en fredonnant «Ah, ça ira», passe à toute vitesse devant un cordon de police. L’accès des jardins vient d’être bloqué. Côté ville, les touristes commencent à refluer en maugréant, ceux qui ne savaient pas que le palais est fermé le lundi et comptaient voir les jardins.
Un groupe de troisième âge, en formation de tortue, bloque le centre de la cour, lançant des bordées d’insultes à l’accompagnateur incapable qui n’a pas vérifié les jours d’ouverture. Au seuil du pavillon Dufour, Pénélope tombe dans les bras de ce play-boy ébouriffé, veste sérieuse, mais sans cravate.
«Wandrille, tu as eu raison de venir plus tôt. Ta chronique, bouclée?
— Oui, très provoc. Après le décryptage de la mode du vêtement pré-usé, l’aspirateur sans sac et la disparition des téléphones de voiture: sexe et écologie…
— Je vais te doucher à l’eau glacée, ça te fera du bien. Suis-moi dans les jardins, on vient de trouver un mort, le président ne veut pas y aller lui-même, mais il demande que je lui fasse un rapport dans un quart d’heure. Ça risque de ne pas être joli.
— Pénélope, je suis un homme, ne l’oublie pas. Ça ne te choque pas que la plus belle place de France soit un parking? C’est pratique, mais tu imagines comme ça serait beau les trois avenues, la place d’Armes, la façade du château si ce n’était pas un tourniquet à autocars? Un sujet pour ma chronique.
— Tu m’aides à creuser? Un parking souterrain? Tu sais, Louis XIV y avait pensé, il a fait construire les deux Écuries, la grande et la petite.
— Elles ont l’air d’avoir exactement la même taille.
— Tu as raison. C’est fou, je les vois tous les jours, je sais que celle de droite est la grande, ça ne m’avait jamais frappée.
— Tu as encore besoin de moi! Tu voulais qu’on aille rendre visite à un cadavre?»
Pénélope et Wandrille traversent le petit passage pavé de bois qui fait communiquer le côté de la ville et le côté du parc. Ce n’est pas le chemin le plus court, mais Wandrille voulait passer par là, un souvenir d’enfance. Les agents du domaine évacuent les promeneurs en contrôlant les identités, sous la pluie qui commence à tomber, c’est le drame. Pénélope montre son badge.
Au bassin de Latone, le spectacle est désolant. En plein été, les jours de grandes eaux, il projette ses arcs-en-ciel devant les nobles façades. Triomphal, il joue, quand on le regarde depuis la terrasse, avec la verdure et le ciel bleu, rayonne de toutes ses statues, ses grenouilles de pierre avec ses cascades ricochant sur les bergers effrayés par la toute-puissance d’Apollon petit enfant. C’est le plus beau souvenir que Wandrille avait emporté avec lui de sa première visite, en voyage avec sa classe de l’école des Francs-Bourgeois, quand il avait dix ans. Par ce froid, au milieu des arbres noirs, robinets fermés, le bassin se dresse comme une pièce montée à l’étalage depuis trop longtemps. Au sommet, la déesse Latone, défraîchie, tient dans ses bras son fils Apollon. Le dieu du Soleil et des Arts grelotte. Il manque un bras à un des personnages, un autre n’a plus de doigts, une des grenouilles a sauté, les petits lézards se lézardent sous le gel. N’importe quel mécène aurait le cœur navré.
«Péné, tu connais l’histoire de la princesse qui embrasse un crapaud et qui devient crapaude?
— On continue d’écrire que c’est une image du jeune Louis XIV et de sa mère harcelés par les révoltés de la Fronde et qui les changent en batraciens, ça n’a aucun sens. Comme si le plus grand roi du monde avait envie de se rappeler ce mauvais souvenir tous les matins.
— Tu veux me faire une visite guidée ou tu t’intéresses un peu à ce qui se passe?»
La police a mis des barrières de protection. On a sorti de l’eau une femme nue, dont le corps, couvert d’un drap, est posé sur un brancard.
Pénélope se présente. Un lieutenant de police, la trentaine, blondinet poupin peu loquace, livre quelques informations. La mort a eu lieu par strangulation, avant que le cadavre ne soit jeté dans le bassin. Impossible de savoir exactement vers quelle heure. Aucun élément ne permet l’identification. Il s’agit d’une femme jeune, de type asiatique. Le corps n’est pas gonflé, il n’a pas dû rester très longtemps dans l’eau. Le lieutenant fait l’important:
«Il y a autre chose. Vous allez peut-être nous aider à comprendre. On lui a fait des marques, des dessins, je ne sais pas si ça a un rapport avec Versailles. On l’a quand même retrouvée ici, au centre des jardins, dans le bassin le plus en vue. Ils auraient pu la cacher dans une fontaine à l’écart, ou dans les bois. Ceux qui ont fait ça ont voulu qu’on regarde.
— Des dessins?
— Sur le ventre. Comme des graffitis. Des incisions au couteau. On ne sait pas si la victime a été violée, je vous informerai quand nous aurons le rapport du légiste.
— Rien ne vous y oblige.
— Nous avons toujours bien travaillé avec la conservation. M. Vaucanson m’a demandé de le tenir au courant, je crois que c’est indispensable à Versailles, le lieu est plutôt “spécial”. Dans le cas présent, vous pouvez peut-être nous aider. C’est un maniaque qui a fait ça. Je peux vous demander de regarder? Vous avez le courage?»
La jeune femme a été retrouvée nue, avec un imperméable jeté sur ses épaules qui avait servi à emballer le corps. Le lieutenant, après avoir enfilé des gants en latex, écarte le drap que les infirmiers ont posé sur le brancard. Il se contente de dévoiler la zone du ventre, par pudeur et pour ménager Pénélope. Wandrille recule d’un pas. Des ouvertures rouges, faites peut-être au scalpel, dans les chairs, montrent un tracé barbare. Un des adjoints du lieutenant photographie.
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